Emmanuel de
Waresquiel
Le caractère de
Talleyrand est beaucoup trop complexe, sa pensée, son action, trop diverses et
multiples pour que le personnage tout entier puisse tenir dans les limites du
travail qui a été le sien comme ministre des Relations extérieures, du
Directoire à la Restauration. A contrario, on ne comprendra rien à son projet
comme à sa vision européenne si l’on ne dit pas quelque chose de sa formation et
de ses influences. Le séminaire de Saint-Sulpice, l’expérience de l’agence
générale du clergé de 1780 à 1785, d’une façon générale la carrière
ecclésiastique que le rejeton de l’une des grandes familles de l’aristocratie de
cour du règne de Louis XV embrasse sans états d’âme jusqu’à la révolution, ont
été déterminants. L’homme d’Etat aura beau vanter à la fin de sa vie le mérite
des études théologiques dans la formation du futur diplomate, l’essentiel n’est
pas là. Saint-Sulpice, le plus souple et le plus mondain des séminaires de
l’époque lui apprend les usages, ce qu’il appelle lui même « le bon ton, les
bonnes manières et le bon maintien », une langue à part entière, certes « la
langue la plus bornée, mais la plus simple et la plus exacte », plus utile et
plus efficace que la parole et l’action. L’une et l’autre peuvent parfois
conduire le diplomate au-delà « des limites de la circonspection ». Le bon
ton, ce qu’il appelle encore le tact, c’est-à-dire l’art et l’instinct des
bienséances dans le monde comme dans la négociation, inspirent confiance. Avec
un tel sens de l’exacte nuance et du silence à-propos, on peut « d’abord se
trouver ensemble, et quelquefois arriver à des rapprochements utiles.
»
Tout Talleyrand est là, dans la manière et dans la méthode, à travers
cet éloge qu’il adresse à ces Messieurs de Saint-Sulpice avec lesquels il ne
rompra jamais. Beugnot, dans ses mémoires, ne s’y trompe pas : « Dans le cours
de sa vie si diverse, la partie dominante chez lui a toujours été le prêtre ».
Les femmes viendront ensuite. Le séminaire lui apprend à « se tenir », l’Agence
générale du Clergé, sorte de ministère des finances et du contentieux du premier
ordre du royaume lui donne l’expérience irremplaçable de la pratique
administrative et financière au plus haut niveau, celui du conseil du roi, des
ministères et de l’Assemblée générale du clergé. Son goût pour la théorie et la
pratique des finances, une matière « pleine de charme » (Mémoires) vient de là
comme de sa complicité avec le conseiller et banquier suisse Isaac Panchaud,
grand admirateur du docteur Price, le théoricien de l’amortissement, et grand
partisan de la liberté de commerce.
En sachant cela, on comprend mieux
pourquoi la vision et l’action diplomatique de Talleyrand ont toujours été
étroitement mêlées à des préoccupations commerciales et financières. La première
question diplomatique qu’il aborde dans ses mémoires est celle du traité de
commerce conclu en septembre 1786 entre la France et l’Angleterre et dont il
sera le propagandiste enthousiaste. L’un des aspects secret et peu connu de ses
deux missions à Londres en 1792 est commercial et financier.
Talleyrand
cherchera toute sa vie, comme ministre et hors du ministère, à battre en brèche
l’écrasante prépondérance commerciale de l’Angleterre sur les mers. Il
voit dans l’Acte de navigation de 1651 grâce auquel Londres s’est donné les
moyens de dominer les océans, l’une des causes du déséquilibre européen qu’il
situe donc bien avant le début de la Révolution française. Le rapprochement,
voire l’alliance des deux pays, « la tige de la balance du monde », comme il le
dira plus tard à Lamartine, n’est envisageable à ses yeux qu’à la condition d’un
rééquilibrage de leurs puissances commerciales respectives. Son intérêt
croissant pour le commerce des Indes, sa conviction née des évènements
révolutionnaires (l’abolition de l’esclavage), confortée à l’occasion de son
voyage en Amérique en 1794, que l’avenir commercial de son pays n’est plus dans
les Caraïbes, mais en Méditerranée et en Amérique du Sud, en concurrence
frontale avec l’Angleterre, en font un adversaire redoutable de cette oligarchie
politique et commerciale anglaise qu’il a toujours jugée sans complaisance pour
l’avoir bien connue. À la fin de sa vie, il parlera encore des « quinze cent
milles égoïstes » qui habitent Londres. Avant même d’entrer aux Affaires,
il pose, dans un remarquable discours prononcé à l’Institut le 3 juillet 1797,
les bases de la future politique méditerranéenne de la France : créer en
Egypte, sur les côtes de l’Afrique, des établissements « plus naturels, plus
durables et plus utiles » que ceux de Saint-Domingue et des iles sucrières des
Caraïbes, des établissements placés dans leurs rapports avec la puissance
coloniale, sous le signe de l’intérêt partagé, et non de la contrainte. C’est à
la fois reprendre les projets égyptiens de Choiseul, et aller plus loin.
L’expédition d’Egypte qui aux yeux de Talleyrand présentait aussi l’avantage
d’ouvrir la route des Indes au commerce français, sera trop profondément
modifiée par Bonaparte dans ses principes et ses modalités pour que l’on puisse
y voir une première étape de cette politique. La patte du ministre est par
contre plus visible dans le traité de paix négocié le 25 juin 1802 avec la Porte
qui accorde de nombreux avantages commerciaux à la République et lui ouvre la
Mer noire, à la grande fureur des gouvernements anglais et russe. La prise
d’Alger en juillet 1830 est une conséquence directe de cette politique.
Talleyrand officiellement chargé de régler à Londres la question de
l’insurrection des Belges saura conserver cette première conquête à la France,
en dépit de l’hostilité anglaise. Les instructions qu’il rédige avec
Louis-Philippe à l’occasion de cette dernière grande mission diplomatique,
résument à elles seules, toute sa politique méditerranéenne : « La France a un
intérêt pressent à diminuer la prépondérance de l’Angleterre dans une mer qui
est la sienne et dont l’Angleterre n’est même pas riveraine. Elle doit chercher
toutes les occasions de rendre l’occupation de Malte et des ïles Ioniennes
inoffensive. L’entreprise d’Alger doit avoir les conséquences les plus
avantageuses pour notre avenir maritime… »
Ce premier exemple
méditerranéen volontairement tiré jusqu’au terme de la carrière du diplomate,
suffira à prouver en préambule qu’en dépit du nombre des régimes servis, on ne
peut reprocher à Talleyrand de ne pas avoir fait preuve de constance, voire de
pugnacité dans la mise en œuvre de ses idées. C’est sa façon à lui d’être
fidèle. L’attention constante portée par Talleyrand à la protection et au
développement des intérêts commerciaux de son pays explique la place qu’il
redonne à la politique consulaire dans l’organisation interne de son ministère
dès après sa première entrée en fonction sous le Directoire. La direction
des Consulats, supprimée par son prédécesseur et rattachée aux différentes
directions politiques, est rétablie en octobre 1798, sous la férule de d’Hermand
et de d’Hauterive, l’homme lige du ministre. Aux affaires spéciales, il faut des
hommes spéciaux. De même, Talleyrand s’intéresse très vite à l’Ecole des
Jeunes de langues destinée à former des traducteurs compétents affectés
aux consulats méditerranéens. Il la réorganise en 1801, sous la direction d’un
ancien drogman de Constantinople, Franchini, et la surveille de près.
La guerre commerciale menée par Talleyrand contre l’Angleterre d’un bout
à l’autre de ses ministères ne l’empêche pas de considérer son système
politique, économique et financier comme l’un des plus perfectionné au monde. En
lecteur attentif de Montesquieu (qu’il cite constamment dans ses rapports
officiels) et de Locke, il sait que les Etats se fortifient dans la durée et que
cette condition essentielle à leur existence dépend de la modération de leurs
principes politiques. Le bicaméralisme, l’intelligence des institutions
représentatives anglaises lui conviennent. Ces « institutions si bien éprouvées
chez un peuple voisin » (discours au roi, mai 1814) sont précisément celles
qu’il défendait déjà en 1789, qu’il tentera de faire adopter par Bonaparte en
1804 et qu’il imposera en partie à son pays en avril 1814. Dans ce contexte le
rapprochement des deux pays, cette « bonne et cordiale entente » (Palmerston) à
laquelle il a magistralement travaillé à Londres sous la Monarchie de juillet,
n’est pas une fin en soi mais le gage le plus sûr au maintien de la paix
européenne. Unis, mais pas forcément alliés, les deux pays les plus «
démocratiques » d’Europe l’emportent largement sur les grandes puissances
autocratiques du Nord : Russie, Prusse et Autriche.
Bien avant l’avènement
des libertés en France, Talleyrand s’était déjà imposé sous le Consulat et
l’Empire, face à Bonaparte puis à Napoléon, comme l’homme de la paix avec
l’Angleterre. En mars 1803 lorsqu’il tente de sauver la paix d’Amiens, en
février 1806 lorsqu’il cherche en vain à la rétablir en accord avec Fox, vieil
ami estimé, libéral et francophile, alors à la tête du gouvernement de Georges
III. Le décret dit de Berlin qui prépare les conditions d’un blocus économique
de l’Angleterre lui apparaît comme le commencement de la politique du pire. Loin
de l’avoir approuvé sans sourciller comme l’ont prétendu certains de ses
biographes, il l’a ratifié à contrecœur et en a signalé tous les inconvénients
dans son rapport au Sénat du 2 décembre 1806. « En proposant (le blocus), écrit
Cambacérès, le ministre Talleyrand indiqua tous ces inconvénients. Ce n’était
pas de plein gré qu’il agissait et dans cette occurrence, comme en plusieurs
autres, il parla contre sa propre conviction »
La position contrastée mais
non pas contradictoire de Talleyrand face à l’Angleterre conditionne et
influence sa vision générale de l’Europe déjà bien arrêtée à son entrée au
ministère en juillet 1797. Les bases de sa philosophie diplomatique, si
l’on peut dire, sont exposées dans son Mémoire sur les rapports actuels de la
France avec les autres états de l’Europe, envoyé de Londres à Lebrun et Danton
le 25 novembre 1792. Alors qu’il est déjà considéré à Paris comme un émigré en
sursis, l’ex-évêque d’Autun, ex-député du clergé à l’Assemblée nationale donne à
son mémoire la forme d’un testament posthume, au moment même où la toute jeune
république française se prépare à vingt-deux années de guerre de « libération »
puis de conquête. Aux yeux de Talleyrand, la France doit d’abord songer à
perfectionner son propre système politique, administratif et financier avant de
vouloir l’imposer à ses voisins. Les notions de « primatie », de « rang », de «
supériorité dans l’ordre des puissances » sont à ranger au catalogue des
vieilleries diplomatiques. La paix est à ce prix. Dans ce contexte, les
velléités guerrières de la République s’inscrivent ni plus ni moins dans le
sillage d’un processus de dérèglement des équilibres européens qui remonte à la
période qui suit la paix de Westphalie et tend à imposer par la conquête, le
droit du plus fort en lieu et place de l’ancien droit public européen. Ce «
droit public » que Talleyrand défendra toute sa vie n’est pas immuable. Il
évolue au gré des traités de paix et d’alliance entre les puissances, en
fonction aussi de l’état de leur commerce et de leur industrie. Il n’a pas non
plus grand-chose à voir avec notre moderne droit international, mais relève «
d’un ensemble de principes, de maximes et de lois » sur lesquelles tout le monde
s’accorde. Dans l’esprit de l’exilé de Londres, l’incorporation de la
Belgique qui se prépare n’est idéologique qu’en apparence. Le droit des peuples
à disposer d’eux-mêmes est une abstraction qui masque en réalité un
processus de conquête des plus classiques, sur le modèle des envahissements
russes, prussiens et autrichiens des années 1770-1780 : l’annexion de la Crimée,
les guerres « danubiennes », les partages de la Pologne, etc. Pour lui, en 1792,
la France doit d’abord songer à stabiliser ses institutions avant de vouloir
s’agrandir. « Après avoir reconnu que le territoire de la république française
suffit à sa population et aux immenses combinaisons d’industrie que doit faire
éclore le génie de la liberté, après s’être bien persuadé que le territoire ne
pourrait être étendu sans danger pour le bonheur des anciens comme pour celui
des nouveaux citoyens de la France, on doit rejeter sans détour tous ces projets
de réunion, d’incorporation étrangère qui pourraient être proposés par un zèle
de reconnaissance ou d’attachement plus ardent qu’éclairé … La France doit
rester circonscrite dans ses propres limites : elle doit à sa gloire, à sa
justice, à sa raison, à son intérêt et à celui des peuples qui seront libres par
elle. » Talleyrand s’inscrit ici clairement dans la continuité d’un Fleury ou
d’un Vergennes, pas d’un Choiseul.
En fils des Lumières, il pense
sincèrement que l’équilibre européen dépend de la combinaison d’un ensemble
d’organisations étatiques aussi harmonieuses que possible. À ses yeux, la
question du territoire, celle des frontières ne sont pas essentielles en tant
que telles. Ce qui importe tient dans le juste équilibre des rapports de
la grandeur du territoire au degré de stabilité et de perfection des
institutions d’un pays. Voilà pourquoi l’ancien évêque d’Autun variera sur la
question des frontières naturelles. Il ne la considère pas comme une fin en soi,
mais la juge de façon pragmatique, selon l’état général de l’Europe et celui de
la France. En 1800, il admet la frontière du Rhin – ne serait-ce qu’en
compensation des partages de la Pologne – dans la mesure même ou Bonaparte est
en passe de réussir son programme de réconciliation nationale et de retour à
l’ordre.
C’est exactement ce qu’il annonce quelques mois avant Brumaire dans
une lettre à Lacuée, son confrère à l’Institut qui l’interrogeait sur la
meilleure organisation possible du pouvoir exécutif par rapport à l’Europe : «
Ce qu’il faut pour la nation française, c’est lui montrer le but et le terme des
sacrifices qui sont exigés d’elle ; ce qu’il faut pour les nations étrangères,
c’est les rassurer sur leur indépendance, c’est leur présenter une constitution
inébranlable, un gouvernement fixe avec lequel elles puissent traiter ».
On retrouve ces mêmes idées dans De l’Etat de la France à la fin de l’an
VIII, publié anonymement en octobre 1800 . Talleyrand, aidé de d’Hauterive, y
dresse le bilan de huit années de guerres révolutionnaire et y expose les moyens
d’une paix durable. Les victoires de Bonaparte et de Moreau ne doivent pas
conduire à des paix de champ de bataille. Certes, elles doivent permettre à la
République de se donner des garanties contre la Prusse sur le Rhin, contre
l’Autriche en Italie, Mais la République ne sera grande que si elle si elle se
montre capable de ne pas humilier ses adversaires. Contenue dans des limites
raisonnables, débarrassée des excès et des passions nés de la Révolution, elle
peut reprendre une place superbe en Europe à condition qu’elle renonce aux
conquêtes et à la « diplomatie de l’épée », pour reprendre sa propre expression.
Le succès de la paix européenne dépend également à ses yeux des puissances qui
depuis un siècle ont semé le trouble en Europe par leur volonté hégémonique :
d’une part, l’Angleterre sur mer - il en a déjà été question ; d’autre part, la
Russie et la Prusse sur terre. La Russie, cette « montagne de neige », n’a cessé
depuis la guerre de sept ans d’intervenir dans les affaires européennes. Jamais
Talleyrand ne sera plus cinglant dans ses notes et rapports au Sénat comme à
Napoléon au sujet de la Russie. En 1806, il parle encore d’elle comme d’une
puissance « monstrueuse et indéterminée » et stigmatise son « insolence
sauvage ». La Prusse des Brandebourg, « cette ambitieuse maison », a
cherché quant à elle à s’assurer une position hégémonique sur l’empire
germanique. La première doit être contenue dans ses limites naturelles et bordée
par une Pologne restaurée, aussi forte que possible. « Toute la question du
repos de l’Europe est en Pologne », dira-t-il plus tard à Madame de Rémusat. La
seconde doit être séparée à tout prix de sa rivale, l’Autriche et maintenue en
équilibre avec elle. C’est ce que Talleyrand appelle « tenir la balance entre
les deux maisons de Brandebourg et de Habsbourg ». À la République, dans ces
conditions, de renouer avec la vieille politique allemande de la monarchie en
évitant les occasions de conflits entre les deux puissances rivales et en
donnant le plus d’importance possible à l’Empire, cette fédération de petits
Etats plus ou moins sous dépendance. « Si le corps germanique n’existait pas, il
faudrait l’inventer ». Lui seul, écrivait déjà le ministre du Directoire dans
ses Considérations sur le congrès de Rastadt, est susceptible d’empêcher « le
partage de l’Allemagne en deux grandes monarchies, l’une au Nord et l’autre au
midi . » « On ferait un livre, ajoute-t-il, pour démontrer les dangers de ce
partage, on en ferait un autre pour y répondre. » Il ne dira
pas autre chose dans son Rapport sur le plan de médiation de la France au
Congrès de Ratisbonne réuni pour indemniser les princes allemands. Le « système
germanique » est « la base essentielle d’un contrepoids nécessaire » à
l’Autriche et à la Prusse. Il permet d’éviter, entre autres par l’agrandissement
de la Saxe « tout contact de territoire entre les deux puissances qui ont le
plus souvent ensanglanté l’Europe par leurs querelles et qui, réconciliées de
bonne foi, ne peuvent avoir un désir plus vif que celui d’éloigner toutes les
occasions de mésintelligence qui naissent du voisinage, et qui, entre les Etats
rivaux, ne sont pas sans péril. ». Dans cette perspective et si l’on fait
abstraction des « douceurs diplomatiques » qui l’ont considérablement enrichi à
cette occasion, la part qu’il a prise en plein accord avec Bonaparte à la
formation de la Confédération du Rhin (12 juillet 1806) considérée par tous
comme son « chef d’œuvre » est capitale. Plus tard à Vienne, il sera
encore l’un des seuls à comprendre qu’en laissant la Prusse mettre la main sur
le centre de l’Allemagne, l’Autriche y perdrait définitivement sa puissance, et
après elle, la France. En cela la leçon de l’histoire est conforme à sa vision.
Sadowa précède Sedan et ne le suit pas, ce que Thiers lui-même après avoir
beaucoup critiqué son ancien maître, mettra du temps à comprendre.
Des
deux grandes puissances qui campent au centre de l’Europe, c’est encore
l’Autriche qui est la moins à craindre. Talleyrand ne partage pas pour elle la
méfiance qu’il éprouve pour la Prusse. L’Autriche, la « chambre des pairs » de
l’Europe, est la plus civilisée et la plus stable des puissances continentales.
De plus, elle s’impose « contre les barbares » russes comme « un boulevard
nécessaire ». L’histoire le prouve, ses résolutions et sa politique sont
fiables. Talleyrand le répétera sans cesse à Napoléon après la rupture de la
paix d’Amiens. La neutralité de l’Autriche, alors même que son alliance avec
l’Angleterre serait « contre nature », est à ses yeux le passage obligé du
retour à la paix européenne. Si l’Autriche comme il l’écrira le 13 août 1804 au
comte de Cobenzl, déclare « qu’elle veut rester neutre, la paix sera (alors) le
désir et l’espoir de l’Angleterre ».
Il s’agit donc de la
ménager.
Telle est la vision européenne de Talleyrand, une vision large,
parfois prophétique, nourrie à la fois de ses convictions et d’un faisceau
d’observations tirées de l’histoire ancienne comme de l’histoire récente du
continent.
Jusqu’à la paix d’Amiens au moins, le modèle d’équilibre européen
proposé par Talleyrand est en marche. Les années 1800-1802 sont les années de
tous les traités, soit de paix, soit d’alliance, celles de la réconciliation
spectaculaire de la république consulaire avec le monde et en particulier avec
l’Angleterre.
Pourtant, la grande faiblesse du traité d’Amiens aux
yeux de Talleyrand ne vient pas seulement du fait qu’il a été signé avec un
ministère faible et sans consistance : le ministère Addington. Il laisse surtout
à Bonaparte les mains libres sur le continent, avec les risques de dérives que
cela comporte, en Suisse, en Hollande et en Italie. Talleyrand les a vus et
combattus. Il désapprouve ainsi l’incorporation du Piémont à la France (avril
1801-septembre 1802) « contre toutes les règles de prudence ». C’est à ce
moment-là que naissent les premiers signes de dissidences, encore très modestes,
du ministre. Dans son esprit, le « système fédératif » de républiques
sœurs, italienne et batave, mis en place par la république directoriale puis
consulaire ne sera viable que si ces dernières conservent une relative
indépendance. C’est ainsi qu’il cherche à donner à la constitution de la
Cisalpine dont il préside les travaux à Lyon en décembre 1801, le plus
d’indépendance possible vis-à-vis de la France. Le différent de l’île de Malte
que les Anglais refusent d’évacuer et que Talleyrand en dernier recours aurait
été prêt à céder n’explique pas tout. Il est la conséquence plus que la cause de
la dégradation très rapide des rapports entre les deux pays. Talleyrand fera
tout par la suite pour montrer qu’il n’était pas libre au moment des ultimes
négociations de mars 1803 qui conduisirent à la rupture de la paix.
Bonaparte pose à ce moment là les premiers jalons de son « système » de
domination européenne contre lequel son ministre mènera une bataille d’arrière
garde par trop inégale, jusqu’à la rupture.
Mais auparavant, Talleyrand
aura tout tenté, en particulier en octobre 1805 lorsqu’il suggère à Bonaparte
devenu Empereur de ne pas humilier l’Autriche qu’il juge fragile et qu’il
considère de plus en plus comme le point de passage obligé d’un nouveau
rapprochement avec l’Angleterre. Le grand projet européen qu’il adresse à
Napoléon, de Strasbourg, le 17 octobre 1805, quelques jours avant la réédition
d’Ulm et bien avant Austerlitz est cohérent et s’inscrit en droite ligne dans la
continuité de ses projets précédents, tout en tenant compte de la nouvelle
domination française en Italie. Pour contenir la Russie à l’est et éloigner
d’autant l’Autriche de la Prusse, Talleyrand propose de négocier la paix sur la
base d’un échange spectaculaire. Contre la promesse des provinces danubiennes
convoitées par les Russes, l’Autriche abandonnerait Venise et sa terre ferme qui
avec Trieste formerait un Etat indépendant, comme le Tyrol. De son côté,
Napoléon céderait la couronne d’Italie (comme il l’avait promis) à l’un de ses
frères. « Alors (l’Autriche) sera tout à coup hors de contact de la France et
sans sujet de contestation avec l’Empire. D’un autre côté, elle se trouvera
placée de manière à contenir les Russes dans leurs vues (européennes). » Dans
les dix pages d’introduction de son mémoire, suivi d’un projet de traité
d’alliance avec l’Autriche, Talleyrand décrit l’Europe comme le théâtre d’un
drame. Quatre grandes puissances s’y affrontent : la France, l’Angleterre,
l’Autriche et la Russie. L’alliance des trois dernières enferme la France et
prolonge la guerre indéfiniment. En déplaçant la puissance de l’Autriche du sud
vers l’est, de la Méditerranée vers la Mer Noire, on supprime les raisons du
conflit avec la France, on dissocie ses intérêts de ceux de l’Angleterre et on
la met en opposition avec ceux de la Russie, en faisant en sorte que cette
opposition même garantisse l’Empire ottoman. A ce stade du projet, la mise en
œuvre pratique de son plan passe au second plan. Ce qui compte pour lui, c’est
de trouver les moyens de ne pas écraser l’Autriche.
Le drame de Talleyrand
est d’avoir été confronté à un homme qui, à ce moment précis, avait les moyens
politiques et militaires d’appliquer un plan d’une telle ampleur mais n’en
accepta jamais tout à fait la vision. De même n’accepta-t-il jamais les réserves
de son ministre lorsqu’il voudra transformer les républiques sœurs en monarchies
satellites et familiales. Jusqu’en septembre 1805, il n’y a pas un de ses
rapports au Sénat où Talleyrand ne conseille la séparation des couronnes de
France et d’Italie. Dans ses mémoires, à travers ses confidences à quelques amis
anglais, il dira plus tard avoir abordé directement le sujet, en privé, avec
Napoléon : « Vous avez créé un empire que vous ne devez qu’à vous-même, mais vos
frères sont faibles. Couvrez les d’honneurs et de richesses, mais n’en faites
pas des rois, ils mineraient peu à peu votre prestige. »
C’est à
Presbourg, pense Metternich, que Talleyrand prend la résolution de s’opposer «
de toute son influence », à ce qu’il appelle « les projets destructeurs de
Napoléon ». La paix de Tilsit négociée directement par Napoléon avec Alexandre
Ier de Russie et signée le 7 juillet 1807 consomme la rupture. A Berlin puis à
Varsovie Talleyrand plaidait encore en faveur de l’alliance avec
l’Autriche alors que Napoléon qui courait derrière l’alliance russe, l’amusait
et se servait de son ministre pour contenir l’Autriche, alors neutre, et gagner
du temps.
Jusqu’après le désastre de la campagne de Russie, « le
commencement de la fin », Talleyrand songe encore à faire « que l’empereur
devienne roi de France », qu’il fasse « la paix pour le peuple français » et non
pour lui-même. (à Schwartzenberg, 15 avril 1813). Puis, au fur et à mesure de
l’évolution des évènements, de Francfort à Châtillon, il juge la situation sans
issue avec Napoléon, alors que les armées de la cinquième coalition envahissent
le territoire, et commence à étudier sérieusement la question d’une alternative
à son régime et à sa personne.
C’est avec les Bourbons et non avec
Napoléon qu’il contribuera largement à rétablir durablement la paix européenne
en avril et mai 1814, une paix « miraculeuse », signée du faible au fort, dont
les modalités correspondent parfaitement à la vision que défendait déjà
l’ex-évêque d’Autun dans son rapport au ministre Lebrun en 1792.
Si on la
compare aux paix de champs de bataille imposées par Napoléon à ses adversaires
qui avaient largement de quoi lui en vouloir, elle est étonnamment douce : pas
d’occupation militaire, pas d’indemnité de guerre, des colonies en partie
restituées (sauf l’île de France, Tobago et Sainte-Lucie), des frontières
améliorées par rapport à celles de 1792 Talleyrand obtient de plus le
droit de participer au règlement du sort des anciennes possessions françaises.
Loin d’avoir été décidée à Vienne, leur « juste répartition » est arrêtée à
Paris, dans des articles secrets annexés au traité. S’il ne peut rien contre le
principe de la formation d’un royaume des Pays-bas dont il prédit d’ailleurs
qu’il ne durera pas et dont il contribuera à la partition après 1830, il obtient
en Italie et en Allemagne l’essentiel de ce qu’il voulait. L’Autriche qui se
contente de la Lombardie et de la Vénétie en échange du Piémont dont
l’indépendance est garantie, ne se montre pas trop gourmande en Italie. Avec la
Prusse, elle accepte également le principe de l’indépendance des Etats allemands
unis par un lien fédératif. Talleyrand y tenait par-dessus tout. La Prusse,
quant à elle pourra disposer, à titre de compensation seulement – et non
d’agrandissement, la nuance est de taille – de certains états de la rive gauche
du Rhin. La Suisse enfin, restera indépendante et recevra une nouvelle
organisation. Pour obtenir de telles conditions, Talleyrand a su prendre les
vainqueurs à leur propre contradiction. Si d’un côté, ces derniers veulent se
protéger de la France conquérante, ils savent de l’autre que les Bourbons pour
qui les conquêtes de la Révolution et de l’Empire ne sont pas leurs conquêtes,
sont leur meilleure garantie contre le réveil des mauvais démons. Il s’agit donc
de ménager la France et de ne pas l’humilier. Les Cent jours remettront en
partie en question cette philosophie, sans toutefois la détruire tout à
fait.
Cet homme hors du
commun qui a passé sa vie à se recomposer par rapport aux évènements
(Sainte-Beuve parle de « la composition de sa vie » dans le Lundi qu’il lui
consacre) et à organiser autour de lui les stratégies du secret et de l’opacité,
a été desservi par son style, par ses mots qui ont fasciné nombre de ses
biographes au point qu’ils en ont oublié la cohérence de sa pensée et de son
action. Le ministre Talleyrand a été autant le théoricien que l’acteur d’une
politique qui a cette particularité d’avoir été conduite dans la continuité de
la meilleure tradition d’Ancien Régime tout en étant parfois visionnaire.
L’avènement de la nation qui l’emporte sur l’Etat, la toute puissance du
romantisme (ce « sentimentalisme » en politique qu’il détestait) ont eu raison
de lui et de sa vision, au moins jusqu’après la seconde guerre mondiale. Jusque
là, rares sont ceux qui ont tenté, non pas tant de le défendre, mais de le
comprendre. Au sein même de ce qu’on appelle la « Carrière », Talleyrand n’a pas
non plus fait école. De la diplomatie des dernières années de la Restauration à
celle du Second Empire, puis de la Troisième république, en passant par le
congrès de Versailles, aucune des leçons de Talleyrand n’ont été retenues.
Son historiographie traversée et gênée par des lignes de fractures idéologiques
qui sont aussi celles de l’histoire nationale depuis la Révolution (la gauche,
la droite) le brouille et le caricature. L’image du traître (à la Révolution
d’un côté, au trône et à l’autel de l’autre), l’emporte sur celle de l’homme
d’Etat qu’il a été pourtant, à la fois libéral et conservateur. « Je jouis des
honneurs de l’exagération » écrivait-il déjà à son amie la comtesse de Brionne,
le 9 octobre 1789. Tout au contraire, Talleyrand a été l’homme de la «
modération », de la « circonspection » et de la « discrétion ». « Gardez-vous
surtout, écrivait-il à ses agents sous le Directoire, d’un défaut trop commun de
nos jours, je parle de cette énergie irascible et bruyante qui, dans un
diplomate, ne sera jamais regardée comme une heureuse qualité. Mesurez toutes
vos démarches et n’oubliez jamais que fougue n’est pas force. ». Il
a été surtout éminemment, l’homme de la paix : « Dans chaque pays, et en tout
temps, le ministère des agents diplomatiques (est) tenu en vénération parmi les
hommes. Ministres de la paix, organes de conciliation, leur présence est un
augure de sagesse, de justice de bonheur. Ils parlent, ils agissent pour
terminer ou prévenir ces fatals différents qui divisent les princes et
avilissent les peuples, par les passions, les meurtres et les misères qui sont
les conséquences de la guerre. » Cette note aux agents du ministère date
du 5 septembre 1804, un peu plus d’un an avant Austerlitz. Talleyrand s’y
exprimait déjà à l’imparfait, c’est moi qui ait rétabli le présent. Dans ce
sens-là aussi, le ministre de Napoléon aura été diplomate jusqu’au bout de ses
avertissements comme de ses convictions.
E. de
Waresquiel
1
Discours à la chambre des pairs en hommage au comte Bourlier, 13 novembre
1821.
2 Essai sur les avantages à retirer des colonies nouvelles
dans les circonstances présentes (3 juillet 1797). Paris, imprimerie de
Baudouin..
3 « Instructions de Louis-Philippe à Talleyrand »
(septembre 1830), cité par Augustin Bernard : Histoire des colonies françaises
et de l’expansion de la France dans le monde. Paris, 1930, p.
120.
4 Mémoires inédits de Cambacérès. Paris, Perrin, 1999. II,
pp. 117-118 et Moniteur universel, 3 décembre 1806.
5 2 juillet
1799.
6 Paris, chez Henrics, Brumaire an IX (octobre
1800).
7 Rapport à l’Empereur sur notre politique en Allemagne,
1806
8 « Considérations pour servir de base aux instructions des
plénipotentiaires de la République au congrès de Rastadt ». 12 Brumaire an VI (2
novembre 1797), cité par G. Pallain, Le ministère de Talleyrand sous le
Directoire. Paris, Plon, 1891, pp. 165 et suiv.
9 Considérations
…, (2 novembre 1797).
10 Rapport fait au Premier Consul en Sénat, le 8
Fructidor an X (21 août 1802) par le ministre des Relations extérieures
concernant le règlement des indemnités germaniques. De l’imprimerie du dépôt des
lois, Paris. (1802).
11 D’après Madame de Rémusat dans ses
Mémoires
12 Déclarations échangées entre les cours de Vienne, de
Petersbourg et de Paris concernant le renouvellement des négociations pacifiques
proposé par la première de ces cours. Paris, 1805. « première note de M. de
Talleyrand au comte de Cobenzl remise le 13 août 1805 », p. 12.
13
Journal of Thomas Raikes. London, Longman, 1856, I, 31 mai 1832, p.
43.
14 Lettre circulaire aux agents diplomatiques et consulaires de la
République française, 14 Nivôse an VI (3 janvier 1798)
15 « Note
circulaire de M. de Talleyrand, ministre français des Affaires étrangères, à
tous les agents de Sa Majesté l’Empereur des Français à Aix-la-Chapelle en date
du 5 septembre 1804, » traduite par Pierre Combaluzier de la version anglaise
tirée de l’Annual register for the Year 1804. London, W. Otridge and Sons, 1806.
Avec tous mes remerciements à Pierre Combaluzier pour m ‘avoir communiqué ce
document.