par le prince de Talleyrand
Juin 1815 (2)
Sire,
La France, en avril 1814, était occupée par trois cent mille hommes de troupes étrangères, que cinq cent mille autres étaient prêts à suivre. Il ne lui restait au dedans qu'une poignée de soldats qui avaient fait des prodiges de valeur, mais qui étaient épuisés. Elle avait au dehors de grandes forces, mais qui, disséminées et sans communications, ne pouvaient plus être d'aucune utilité pour elle, ni même se porter mutuellement secours. Une partie de ces forces était enfermée dans des places lointaines qu'elles pouvaient tenir plus ou moins de temps, mais qu'un simple blocus devait de toute nécessité faire tomber. Deux cent mille Français étaient prisonniers de guerre. Dans un tel état de choses, il fallait à tout prix faire cesser les hostilités par la conclusion d'un armistice: il eut lieu le 22 avril.
Cet armistice n'était pas seulement nécessaire ; il fut un acte
très politique. Il fallait avant tout qu'à la force les alliés
pussent faire succéder la confiance, et pour cela il fallait leur en
inspirer. Cet armistice, d'ailleurs, n'ôtait rien à la France qui
pût être pour elle un secours présent ou même éloigné,
il ne lui ôtait rien qu'elle pût avoir la plus légère
espérance de conserver. Ceux qui ont cru qu'en différant jusqu'à
la conclusion de la paix la reddition des places on aurait rendu meilleures
les conditions du traité, ignorent ou oublient qu'outre l'impossibilité
d'obtenir un armistice en France sans rendre les places, si l'on eût cherché
à en prolonger l'occupation, on aurait excité la défiance
des alliés, et par conséquent changé leurs dispositions.
Ces dispositions étaient telles que la France pouvait le désirer.
Elles étaient de beaucoup meilleures que l'on n'était en droit
de s'y attendre. Les alliés avaient été accueillis comme
des libérateurs, les éloges prodigués à leur générosité
les excitaient à en montrer; il fallait profiter de ce sentiment quand
il était dans sa ferveur, et ne pas lui donner le temps de se refroidir.
Ce n'était pas assez de faire cesser les hostilités, il fallait
faire évacuer le territoire français; il fallait que les intérêts
de la France fussent en entier réglés, et qu'il ne restât
pas d'incertitude sur son sort, afin que Votre Majesté pût prendre
sur-le-champ la position qui lui convenait. Pour faire la paix aux meilleures
conditions possibles, et pour en retirer tous les avantages qu'elle devait procurer,
il était donc nécessaire de se hâter de la signer.
Le traité du 30 mai ne fit perdre à la France que ce qu'elle avait
conquis, et pas même tout ce qu'elle avait conquis dans le cours de la
lutte qu'il terminait. Il ne lui ôta rien qui fût essentiel à
sa sûreté: elle perdit des moyens de domination qui n'étaient
point pour elle des moyens de prospérité et de bonheur, et qu'elle
ne pouvait conserver avec les avantages d'une paix durable .(3)
Pour bien juger le caractère de la paix de 1814 , il faut considérer
l'impression qu'elle fit sur les peuples alliés. L'empereur Alexandre
à Saint-Pétersbourg, le roi de Prusse à Berlin, furent
non-seulement reçus avec froideur, mais reçus avec mécontentement
et par des murmures, parce que le traité du 30 mai ne remplissait pas
les espérances de leurs sujets. La France avait levé partout d'immenses
contributions de guerre, on s'était attendu à ce qu'il en serait
levé sur elle; elle n'en eut aucune à payer; elle resta en possession
de tous les objets d'art qu'elle avait conquis ; tous ses monuments furent respectés,
et il est vrai de dire qu'elle fut traitée avec une modération
dont aucune époque de l'histoire n'offre d'exemples dans des circonstances
semblables .(4)
Tous les intérêts directs de la France avaient été
réglés, tandis que ceux des autres états étaient
restés subordonnés aux décisions d'un futur congrès.
La France était appelée à ce congrès, mais lorsque
ses plénipotentiaires y arrivèrent, ils trouvèrent que
des passions que le traité du 30 mai devait avoir éteintes, que
des préventions qu'il devait avoir dissipées, s'étaient
ranimées depuis sa conclusion, et peut-être même par une
suite des regrets qu'il avait laissés aux puissances.
Aussi continuaient-elles à se qualifier d'alliées, comme si la
guerre eût encore duré. Arrivées les premières à
Vienne, elles y avaient pris, par écrit, dans des protocoles dont la
légation française soupçonna l'existence dès les
premiers temps, mais qu'elle ne put connaître que plus de quatre mois
après, l'engagement de n'admettre l'intervention de la France que pour
la forme.
Deux de ces protocoles, qui sont sous les yeux de votre majesté et qui
sont datés du 22 septembre 1814 (5)
portaient en substance :
« Que les puissances alliées prendraient l'initiative sur tous
les objets qui seraient à discuter (sous le nom de puissances alliées
étaient seulement désignées : l'Autriche, la Russie, l'Angleterre
et la Prusse, parce que ces quatre puissances étaient plus étroitement
unies entre elles qu'avec aucune autre, tant par leurs traités que par
leurs vues) ;
« Qu'elles devraient seules convenir entre elles de la distribution des
provinces disponibles, mais que la France et l'Espagne seraient admises à
énoncer leurs avis et proposer leurs objections, qui seraient alors discutées
avec elles;
« Que les plénipotentiaires des quatre puissances n'entreraient
en conférence avec ceux des deux autres, sur ce qui était relatif
à la distribution territoriale du duché de Varsovie, à
celle de l'Allemagne et à celle de l'Italie, qu'à mesure qu'ils
auraient terminé entièrement et jusqu'à un parfait accord
entre eux chacun de ces trois points. »
On voulait donc que la France jouât au congrès un rôle purement
passif; elle devait être simple spectatrice de ce que l'on y voulait faire,
plutôt qu'elle ne devait y prendre part. Elle était toujours l'objet
d'une défiance que nourrissait le souvenir de ses envahissements successifs,
et d'une animosité qu'excitait le sentiment des maux que, si récemment
encore, elle avait répandus sur l'Europe. On n'avait point cessé
de la craindre, on était encore effrayé de sa force, et l'on croyait
ne pouvoir trouver de sécurité qu'en coordonnant l'Europe dans
un système uniquement dirigé contre elle. La coalition enfin subsistait
toujours.
Votre Majesté me permettra de me rappeler avec quelque plaisir que, dans
toutes les occasions, j'ai soutenu, j'ai essayé de persuader même
aux principaux officiers de ses armées, qu'il était de l'intérêt
de la France, qu'il était aujourd'hui de leur gloire, de renoncer volontairement
à l'idée de recouvrer la Belgique et la rive gauche du Rhin. Je
pensais que, sans cet abandon patriotique, il ne pouvait exister de paix entre
la France et l'Europe. Et en effet, quoique la France n'eût plus ces provinces,
la grandeur de la puissance française tenait l'Europe dans un état
de crainte qui la forçait de conserver une attitude véritablement
hostile (6). Votre puissance
est telle, qu'aujourd'hui que l'Europe est dans le maximum de sa force,
et la France dans le minimum de la sienne, l'Europe doute encore du
succès de la lutte qu'elle entreprend (7).
Mon opinion à cet égard n'était que l'expression des sentimens
de Votre Majesté; mais la plupart de ses principaux serviteurs, mais
des écrivains d’ailleurs estimables, mais l'armée, mais
la plus grande partie de la nation, ne partageaient point cette modération,
sans laquelle toute paix durable ou même toute apparence de paix était
impossible, et cette disposition ambitieuse que l'on avait quelque raison de
regarder comme celle de la France, augmentait et justifiait la crainte que sa
force inspirait (8).
C'est pour cela que les papiers publics étaient remplis ou d'insinuations
ou d'accusations ouvertes contre la France et ses plénipotentiaires.
Ils restaient isolés, presque personne n'osait les voir; le petit nombre
même de ministres qui ne partageaient pas ces préventions, les
évitaient pour ne point se compromettre auprès des autres. Pour
tout ce que l'on voulait faire on se cachait avec soin de nous. On tenait des
conférences à notre insu, et lorsqu'au commencement du congrès
un comité fut formé pour l'organisation fédérale
de l'Allemagne, chacun des ministres qui y entrèrent dut s'engager par
une promesse d'honneur à ne nous rien communiquer de ce qui s'y passerait.
Quoique le gouvernement de Votre Majesté n'eût aucune des vues
qu'on lui supposait, quoiqu'il n'eût rien à demander pour lui-même,
et qu'il ne voulût rien demander, tout ce qui devait être réglé
par le congrès était pour lui d'une haute importance. Mais si
son intérêt sur la manière de le régler différait
de l'intérêt actuel et momentané de quelques-unes des puissances,
il était heureusement conforme à l'intérêt du plus
grand nombre et même aux intérêts durables et permanens de
toutes.
Buonaparte avait détruit tant de gouvernemens, réuni à
son empire tant de territoires et tant de populations diverses, que, lorsque
la France cessa d'être l'ennemie de l'Europe, et rentra dans les limites
hors desquelles elle ne pouvait conserver avec les autres états des rapports
de paix et d’amitié, il se trouva sur presque tous les points de
l'Europe de vastes contrées sans gouvernement. Les états qu'il
avait dépouillés sans les détruire entièrement ne
pouvaient recouvrer toutes les provinces qu'ils avaient perdues, parce qu'elles
avaient en partie passé sous la domination de princes qui, depuis, étaient
entrés dans leur alliance. Il fallait donc, pour que les pays devenus
vacans (9) par la renonciation
de la France eussent un gouvernement, et pour indemniser les états qui
avaient été dépouillés par elle, que ces pays leur
fussent partagés. Quelque répugnance que l'on dût avoir
pour ces distributions d'hommes et de pays, qui dégradent l'humanité,
elles avaient été rendues indispensables par les usurpations violentes
d'un gouvernement qui, n'ayant employé sa force qu'à détruire,
avait amené cette nécessité de reconstruire avec les débris
qu'il avait laissés (10)
.
La Saxe était sous la conquête, le royaume de Naples était
au pouvoir d'un usurpateur; il fallait décider du sort de ces états.
Le traité de Paris portait que ces dispositions seraient faites de manière
à établir en Europe un équilibre réel et durable
(11) . Aucune puissance
ne niait qu'il fallût se conformer à ce principe; mais les vues
particulières de quelques-unes les abusaient sur les moyens de remplir
l'objet.
D'un autre côté, c'eût été vainement que cet
équilibre eût été établi, si l'on n'eût
en même temps posé, comme une des bases de la tranquillité
future de l'Europe, des principes qui seuls peuvent assurer la tranquillité
intérieure des états, en même temps qu'ils empêchent
que, dans leurs rapports entre eux, ils ne se trouvent uniquement sous l'empire
de la force.
Votre Majesté, en rentrant en France, avait voulu que les maximes d'une
politique toute morale reparussent avec elle, et devinssent la règle
de son gouvernement. Elle sentit qu'il était nécessaire aussi
qu'elles parvinssent dans les cabinets, qu'elles se montrassent dans les rapports
entre les différens états, et elle nous avait ordonné d'employer
toute l'influence qu'elle devait avoir et de consacrer tous nos efforts à
leur faire rendre hommage par l'Europe assemblée. C'était une
restauration générale qu'elle voulait entreprendre de faire
(12) .
Cette entreprise présentait de nombreux obstacles. La révolution
n'avait point borné ses effets au seul territoire de la France. Elle
s'était répandue au dehors par la force des armes, par des encouragemens
donnés à toutes les passions et par un appel général
à la licence. La Hollande et plusieurs parties de l’Italie avaient
vu, à diverses reprises, des gouvernemens révolutionnaires remplacer
des gouvernemens légitimes. Depuis que Buonaparte était maître
de la France, non-seulement le fait de la conquête suffisait pour ôter
la souveraineté, mais on s'était accoutumé à voir
de simples décrets détrôner des souverains, anéantir
des gouvernemens, faire disparaître des nations entières.
Quoiqu'un tel ordre de choses, s'il eût subsisté, dût nécessairement
amener la ruine de toute société civilisée, l'habitude
et la crainte le feraient encore supporter, et comme il était favorable
aux intérêts momentanés de quelques puissances, plusieurs
ne craignirent point assez le reproche de prendre Buonaparte pour modèle.
Nous montrâmes tous les dangers de cette fausse manière de voir.
Nous établîmes que l’existence de tous les gouvernemens était
compromise au plus haut degré dans un système qui faisait dépendre
leur conservation ou d'une faction ou du sort de la guerre. Nous fîmes
voir enfin que c‘était surtout pour l'intérêt des
peuples qu'il fallait consacrer la légitimité des gouvernemens,
parce que les gouvernemens légitimes peuvent seuls être stables,
et que les gouvernemens illégitimes, n'ayant d'autre appui que la force,
tombent d'eux-mêmes dès que cet appui vient à manquer et
livrent ainsi les nations à une suite de révolutions dont il est
impossible de prévoir le terme.
Ces principes. trop sévères pour la politique de quelques cours,
opposés au système que suivent les Anglais dans l'Inde, gênants
peut-être pour la Russie, ou que du moins elle avait elle-même méconnus
dans plusieurs actes solennels et peu anciens (13)
eurent pendant longtemps peine à se faire entendre; avant que nous fussions
parvenus à en faire sentir l'importance, les puissances alliées
avaient déjà pris des engagemens qui y étaient entièrement
opposés.
La Prusse avait demandé la Saxe tout entière, la Russie l'avait
demandée pour la Prusse; l'Angleterre avait, par des notes officielles,
non-seulement consenti sans réserve à ce qu'elle lui fût
donnée, mais elle avait encore essayé de démontrer qu'il
était juste, qu'il était utile de le faire. L'Autriche y avait
aussi officiellement donné son adhésion, sauf quelques rectifications
de frontières. La Saxe était ainsi complètement sacrifiée
par des arrangemens particuliers faits entre l'Autriche, la Russie, l'Angleterre
et la Prusse, auxquels la France était restée étrangère.
Cependant le langage de l'ambassade de France, sa marche raisonnée, sérieuse,
uniforme, dégagée de toutes vues ambitieuses, commençait
à faire impression. Elle voyait renaître la confiance autour d’elle
(14) ; on sentait que
ce qu'elle disait n'était pas plus dans l'intérêt de la
France que, dans celui de l'Europe et de chaque état en particulier.
On ouvrait les yeux sur les dangers qu'elle avait signalés. L'Autriche,
la première, voulut revenir sur ce qui était pour ainsi dire définitivement
arrêté relativement à la Saxe et déclara, dans une
note remise au prince de Hardenberg le 10 décembre 1814, qu'elle ne souffrirait
pas que ce royaume fût détruit.
Ce fut là le premier avantage que nous obtînmes en suivant la ligne
que Votre Majesté nous avait tracée (15)
.
Je me reproche de m'être souvent plaint, dans les lettres que j'ai eu
l'honneur de lui écrire, des difficultés que nous éprouvions,
de la lenteur avec laquelle marchaient les affaires. Cette lenteur, je la bénis
aujourd'hui, car si les affaires eussent été conduites avec plus
de rapidité, avant le mois de mars, le congrès eût été
fini, les souverains dans leurs capitales, les armées rentrées
chez elles, et alors que de difficultés à surmonter !a href="#16">(16)
M. de Metternich m'ayant communiqué officiellement sa note du 20 décembre,
je pus faire entendre l'opinion de la France, et j'adressai à lui et
à lord Castlereagh une profession de foi politique complète. Je
déclarai que votre Majesté ne demandait rien pour la France, qu'elle
ne demandait pour qui que ce fût que la simple justice, que ce qu'elle
désirait par-dessus toute chose, c'était que les révolutions
finissent, que les doctrines qu'elles avaient produites n'entrassent plus dans
les relations politiques des états, afin que chaque gouvernement pût
ou les prévenir ou les terminer complètement s'il en était
menacé ou atteint.
Ces déclarations achevèrent de dissiper la défiance dont
nous avions d'abord été l'objet; elle fit bientôt place
au sentiment contraire. Rien ne se fit plus sans notre concours ; non-seulement
nous fûmes consultés, mais on rechercha notre suffrage. L'opinion
publique changea tout à fait à notre égard, et une affluence
de personnes qui s'étaient montrées si craintives remplaça
l'isolement où nous avions d'abord été laissés.
Il était plus difficile pour l'Angleterre qu'il ne l'avait été
pour l'Autriche de revenir sur la promesse faîte à la Prusse de
lui abandonner la totalité du royaume de Saxe. Ses notes étaient
plus positives. Elle n'avait point, comme l'Autriche, subordonné cet
abandon à la difficulté de trouver d'autres moyens d'indemniser
complètement la Prusse, par des possessions à sa convenance, des
pertes qu'elle avait faites depuis 1806. D'ailleurs la position des ministres
anglais les oblige, sous peine de perdre ce que l'on nomme en Angleterre le
character à ne point s'écarter de la route dans laquelle
ils sont une fois entrés, et dans le choix qu'ils font de cette route,
leur politique doit toujours être de se conformer à l'opinion probable
du parlement. Cependant la légation anglaise fut amenée aussi
à revenir sur ce qu'elle avait promis, à changer de système,
à vouloir que le royaume de Saxe ne fût pas détruit, à
se rapprocher de la France, et même à s'unir avec elle et l'Autriche
par un traité d'alliance. Ce traité, remarquable surtout comme
premier rapprochement entre des puissances que des intérêts communs
devaient tôt ou tard appeler à se soutenir, fut signé le
3 janvier (17) . La
Bavière, le Hanovre et les Pays-Bas y accédèrent, et ce
fut seulement alors que la coalition, qui malgré la paix avait toujours
subsisté, se trouva réellement dissoute.
De ce moment, le plus grand nombre des puissances adoptèrent nos principes;
les autres montrèrent qu'elles ne les combattraient pas longtemps : il
ne restait donc plus guère qu'à en faire l'application.
La Prusse, privée de l'appui de l'Autriche et de l'Angleterre, se vit
alors, quoique soutenue encore par la Russie, dans la nécessité
de borner ses prétentions à recevoir une portion de la Saxe; et
ce fut ainsi que, ce royaume, dont le sort paraissait irrévocablement
décidé et dont la destruction était prononcée ,
fut sauvé de sa ruine.
Buonaparte, après avoir occupé le royaume de Naples par la force
des armes, l'avait donné, au mépris de l'indépendance des
nations, comme une chose qui lui aurait appartenu en propre, et ainsi qu'il
eût pu faire d'un simple domaine, à l'un de ses généraux,
pour récompenser les services qu'il avait reçus de lui. Ce n'eût
pas été une moindre violation de la légitimité de
laisser sur un pareil droit, la possession de ce royaume. Sa chute fut préparée,
et elle n'était plus douteuse, lorsqu'il la consomma lui-même par
son agression. Sept semaines se sont à peine écoulées depuis
cette agression, et déjà l'usurpateur ne règne plus : déjà
Ferdinand IV est remonté sur son trône. Dans cette importante question,
le ministère anglais eut le courage de se joindre entièrement
au système de la France, malgré les clameurs indiscrètes
et déplacées du parti de l'opposition, et les intrigues inconsidérées
que des voyageurs anglais faisaient sur tous les points de l'Italie.
La France avait aussi à s'applaudir de la manière dont avaient
été réglés la plupart des autres arrangemens du
congrès.
Le roi de Sardaigne n'ayant dans la branche actuellement régnante de
sa maison aucun héritier mâle, il pouvait être à craindre
que l'Autriche ne tentât de faire passer sa succession à l'un des
archiducs qui avait épousé l'une de ses filles, ce qui eût
mis entre les mains de l'Autriche ou de princes de sa famille toute la Haute-Italie.
Le droit de succéder de la branche de Carignan aux états du roi
de Sardaigne fut reconnu. Ces états, accrus du pays de Gênes et
devenus l'héritage d'une famille que tout attache à la France,
formeront ainsi pour la puissance autrichienne en Italie un contrepoids nécessaire
au maintien de l'équilibre dans cette contrée.
S'il n'avait pas été possible d'empêcher que la Russie n'eût
rien du duché de Varsovie, la moitié de ce duché retourna
du moins à ses anciens possesseurs (18)
.
La Prusse n'eut ni Luxembourg ni Mayence; elle ne fut sur aucun point limitrophe
de la France; partout elle en fut séparée par le royaume des Pays-Bas,
dont la politique naturelle, depuis que son territoire s'est accru, assure à
la France qu'elle n'a rien à craindre.
Le bienfait d'une neutralité perpétuelle fut assuré à
la Suisse, ce qui était pour la France, dont la frontière de ce
côté est ouverte et sans défense, un avantage presque aussi
grand que pour la Suisse elle-même mais cette neutralité n'empêche
pas aujourd'hui la Suisse de s'unir aux efforts de l'Europe contre Buonaparte.
Celle qu'elle a désirée, celle qui lui est assurée pour
toujours, elle en jouira dans toutes les guerres qui auront lieu entre les différens
états. Mais elle a elle-même senti qu'elle ne devait pas en réclamer
l'avantage dans une guerre qui n'est point faite contre une nation, dans une
guerre que l'Europe se trouve forcée d'entreprendre pour son salut, qui
intéresse la Suisse elle-même comme tous les autres pays, et elle
a voulu prendre part à la cause de l'Europe de la manière dont
sa position, son organisation et ses ressources lui permettaient de le faire
(19) .
La France s'était engagée, par le traité de Paris, à
abolir, à l'expiration d'un délai fixé, le commerce des
noirs, ce qui aurait pu être considéré comme un sacrifice
et une concession qu’elle aurait faite, si les autres puissances maritimes,
ne partageant point les sentimens d'humanité qui avaient dicté
cette mesure, ne l'avaient pas aussi adoptée.
L'Espagne et le Portugal, les seules de ces puissances qui fissent encore la
traite, s'engagèrent, comme la France, à l'abolir. A la vérité,
elles se réservèrent un plus long délai; mais ce délai
se trouve proportionnellement moindre, si l'on considère les besoins
de leurs colonies, et si l'on pense combien, dans ces pays un peu arriérés,
l'opinion sur cette matière a besoin d'être préparée.
La navigation du Rhin et de l'Escaut fut soumise à des règles
fixes, les mêmes pour toutes les nations. Ces règles empêchent
les états riverains de mettre à la navigation des entraves particulières,
et de l'assujettir à d'autres droits que ceux qui sont établis
pour leurs propres sujets. Ces dispositions rendent à la France, par
les facilités qu'elles lui donnent pour son commerce, une grande partie
des avantages qu'elle retirait de la Belgique et de la rive gauche du Rhin (20)
.
Tous les points principaux avaient été réglés à
la satisfaction de la France, autant et plus peut-être qu'il n'était
permis de l'espérer. Dans les détails aussi, on avait eu égard
à ses convenances particulières, aussi bien qu'à celles
des autres pays.
Depuis, que, revenues de leurs préventions, les puissances avaient senti
que, pour établir un ordre de choses solide, il fallait que chaque état
y trouvât tous les avantages auxquels il a droit de prétendre,
on avait travaillé de bonne foi à procurer à chacun ce
qui ne peut pas nuire à un autre. Cette entreprise était immense.
Il s'agissait de refaire ce que vingt années de désordres avaient
détruit, de concilier des intérêts contradictoires par des
arrangemens équitables, de compenser des inconvénients par des
avantages majeurs, de subordonner même l'idée d'une perfection
absolue dans des institutions politiques et dans la distribution des forces
à l'établissement d'une paix durable (21)
.
On était parvenu à vaincre les principaux obstacles, les questions
les plus épineuses étaient résolues, on travaillait à
n'en laisser aucune indécise. L'Allemagne allait recevoir une constitution
fédérale, qu'elle attendait des délibérations du
congrès, ce qui aurait arrêté la tendance que l'on y observe
dans les opinions, à se former en ligue du Midi et en ligue du Nord.
Les puissances allaient opposer en Italie, par des arrangemens justes et sages,
une barrière efficace au retour de ces révolutions fréquentes
dont les peuples de ce pays sont tourmentés depuis des siècles.
On s'occupait des mesures bienfaisantes par lesquelles les intérêts
réciproques des différens pays eussent été assurés,
leurs points de contact et leurs rapports d'industrie et de commerce multipliés,
toutes les communications utiles perfectionnées et facilitées
d'après les principes d'une politique libérale.
Nous nous flattions enfin que le congrès couronnerait ses travaux en
substituant à ces alliances passagères, fruits des besoins et
des calculs momentanés, un système permanent de garantie commune
et d'équilibre général, dont nous avions fait apprécier
les avantages par toutes les puissances. Lord Castlereagh avait, dans cette
idée, fait rédiger un très bon article. L'empire ottoman
entrait dans la grande préservation, et peut-être l'information
que l'Angleterre et nous lui en avons donnée a-t-elle contribué
à le déterminer à repousser toutes les insinuations que
Buonaparte avait essayé de lui faire. Ainsi, l'ordre établi en
Europe eût été placé sous la protection constante
de toutes les parties intéressées, qui, par des démarches
sagement concertées, ou par des efforts sincèrement réunis,
eussent étouffé, dès sa naissance, toute tentative faite
pour le compromettre.
Alors les révolutions se seraient trouvées arrêtées,
les gouvernemens auraient pu consacrer leurs soins à l'administration
intérieure, à des améliorations réelles, conformes
aux besoins et aux vœux des peuples, et à l'exécution de
tant de plans salutaires que les dangers et les convulsions des temps passés
les avaient malheureusement forcés de suspendre.
C'était le rétablissement du gouvernement de Votre Majesté,
dont les intérêts, les principes et les vœux se dirigeaient
tous vers la conservation de la paix, qui avait mis l'Europe en état
de donner une base solide à sa tranquillité et à son bonheur
à venir. Le maintien de Votre Majesté sur son trône était
nécessaire à l'achèvement de ce grand ouvrage. La terrible
catastrophe qui l'a, pour quelque temps, séparée de ses peuples,
est venue l'interrompre.
Il a fallu négliger les soins que l'on voulait donner à la prospérité des nations pour s'occuper des moyens de sauver leur existence menacée. On a dû ajourner à d'autres temps plusieurs des choses que l'on avait projetées, et en régler d'autres avec moins de maturité et de réflexion que l'on ne l'eût fait si on avait pu s'y livrer tout entier.
Le congrès étant ainsi obligé de laisser incomplets les
travaux qu'il avait entrepris, quelques personnes parlèrent d'ajourner
au temps où ces travaux pourraient être achevés la signature
de l'acte qui devait les sanctionner.
Plusieurs cabinets agirent dans ce sens, peut-être avec le désir secret de tirer parti des événemens qui se préparent. J'aurais regardé cet ajournement comme un malheur très grand pour Votre Majesté, moins encore par l'incertitude qu'il aurait laissée sur les intentions des puissances, que par l'effet que doit avoir sur l'opinion en France un acte qui intéresse à un si haut point l'Europe entière et dans lequel Votre Majesté parait, malgré les circonstances actuelles, comme l'une des parties principales. J'ai donc dù faire tout ce qui pouvait dépendre de moi pour qu'il fût signé, et je m'estime heureux que l'on s'y soit enfin décidé.
La considération que devait avoir le gouvernement de Votre Majesté
dans les cours étrangères ne pouvait être complète
qu'en faisant obtenir à ses sujets celle qui naturellement appartient
aux membres d'une grande nation et que la crainte que les Français avaient
inspirée leur avait fait perdre (22).
Depuis le mois de décembre 1814, il n'est pas venu à Vienne un
seul Français, quelque affaire qui l'y ait amené, qui n'y ait
été traité avec des égards particuliers, et je puis
dire à Votre Majesté que le 7 mars 1815, jour où l'on a
appris l'arrivée de Buonaparte en France, la qualité de Français
était devenue dans cette ville un titre à la bienveillance. Je
sais tout le prix que Votre Majesté mettait à cette grande réconciliation,
et je suis heureux de pouvoir lui dire que ses voeux à cet égard
avaient été complètement remplis.
Je prie Votre Majesté de me permettre de lui faire connaître toute
la part qu'ont eue au succès des négociations M. le duc de Dalberg,
M. le comte de La Tour du Pin et M. le comte de Noailles, qu'elle m'avait adjoints
en qualité de ses ambassadeurs, et M. de La Besnardière, conseiller
d'état, qui m'avait accompagné à Vienne. Ils n'ont pas
seulement été utiles par leurs travaux dans les différentes
commissions auxquelles ils ont été attachés, mais ils l'ont
été encore par leur conduite dans le monde, par leur langage et
par l'opinion qu'ils ont su faire prendre et d'eux-mêmes et du gouvernement
qu'ils représentaient. C'est à leur coopération éclairée
que je dois d'être parvenu à surmonter tant d'obstacles, à
changer tant de mauvaises dispositions, à détruire tant d'impressions
fâcheuses, d'avoir enfin rendu au gouvernement de Votre Majesté
toute la part d'influence qu'il devait avoir dans les délibérations
de l'Europe.
C'était en nous attachant à défendre le principe de la
légitimité que nous avions atteint ce but important. La présence
des souverains qui se trouvaient à Vienne et de tous les membres du congrès
à la cérémonie expiatoire du 21 janvier fut un hommage
éclatant rendu à ce principe. Mais pendant qu'il triomphait au
congrès, en France il était attaqué.
Ce que je vais dire à ce sujet à Votre Majesté a pu être
vu plus distinctement de loin qu'il ne l’était à Paris (23).
Hors de la France, l'attention étant moins détournée, les
faits arrivant en masse et dégagés des circonstances accessoires
qui, sur les lieux mêmes, pouvaient les faire méconnaître,
devaient à une certaine distance être mieux jugés, et cependant
je n'aurais pas assez de confiance dans des observations qui ne seraient pas
les miennes. Ayant rempli une mission longue hors de France, il est de mon devoir
de faire auprès de Votre Majesté ce qui, dans le département
des affaires étrangères, est prescrit à tous les agens
employés au dehors. Ils doivent rendre compte de l'opinion que l'on a
prise, dans les pays où ils ont été accrédités,
des différens actes du gouvernement et des réflexions que, parmi
les hommes éclairés et attentifs, ils ont pu faire naître.
On peut s'accommoder d'un état de choses qui est fixe, lors même
qu'on en a été blessé dans son principe, parce qu'il ne
laisse pas de craintes pour l'avenir, mais non d'un état de choses qui
varie chaque jour, parce que chaque jour il fait naître de nouvelles craintes
et que l'on ne sait quel en sera le terme. Les révolutionnaires avaient
pris leur parti sur les premiers actes du gouvernement de Votre Majesté;
ils se sont effrayés de ce qui a été fait quinze jours,
un mois, six mois après. C'est ainsi qu'ils s'étaient résignés
à l'élimination faite dans le sénat(24)
et qu'ils n'ont pu tolérer celle de l'Institut(25)
, quoiqu'elle fût d'une moindre importance. Les changemens faits dans
la cour de cassation(26)
, puisque Votre Majesté croyait utile d'y en faire, devaient l'être
huit mois plus tôt.
Le principe de la légitimité était attaqué aussi,
et d'une manière peut-être plus dangereuse, par les fautes des
défenseurs du pouvoir légitime, qui, confondant deux choses aussi
différentes que la source du pouvoir et son exercice, se persuadaient
ou agissaient comme s'ils étaient persuadés que, par cela même
qu'il était légitime, il devait aussi être absolu (27).
Mais quelque légitime que soit un pouvoir, son exercice doit varier selon
les objets auxquels il s'applique, selon les temps et selon les lieux. Or l'esprit
des temps où nous vivons exige que, dans les grands états civilisés,
le pouvoir suprême ne s'exerce qu'avec le concours de corps tirés
du sein de la société qu'il gouverne.
Lutter contre cette opinion, c'était lutter contre une opinion universelle,
et un grand nombre d'individus placés près du trône nuisaient
essentiellement au gouvernement parce que celle qu'ils exprimaient y était
opposée(28)
. Toute la force de Votre Majesté consistait dans l'idée que l'on
avait de ses vertus et de sa bonne foi ; quelques actes tendirent à l'affaiblir.
Je citerai seulement à ce sujet les interprétations forcées
et les subtilités par lesquelles quelques dispositions de la charte constitutionnelle
parurent éludées, particulièrement dans des ordonnances
qui renversaient des institutions fondées sur des lois. Alors on commença
à douter de la sincérité du gouvernement, on soupçonna
qu'il ne considérait la charte que comme un acte passager, accordé
à la difficulté des circonstances, et qu'il se proposait de laisser
tomber en désuétude, si la surveillance représentative
lui en laissait les moyens. On craignit des réactions; quelques choix
augmentèrent ces craintes : la nomination de M. de Bruges (29),
par exemple, à la place de grand chancelier de la Légion d'honneur,
quelques qualités personnelles qu'il pût avoir, a déplu
à tout le monde en France, et, je dois le dire à Votre Majesté,
a étonné tout le monde en Europe.
L'inquiétude rallia au parti des révolutionnaires tous ceux qui,
sans avoir partagé leurs erreurs, étaient attachés aux
principes constitutionnels et tous ceux qui avaient intérêt au
maintien, non des doctrines de la révolution, mais de ce qui s'était
fait sous leur influence (30).
C'est bien plutôt à ces causes qu'à un véritable
attachement pour sa personne que Buonaparte a dû de trouver quelques partisans
hors de l'armée, et même une grande partie de ceux qu'il a eus
dans l'armée, parce que, élevé avec la révolution,
il était attaché par toutes sortes de liens aux hommes qui en
avaient été les chefs.
On ne peut se dissimuler que, quelque grands que soient les avantages de la
légitimité, il peut aussi en résulter des abus. Il y a
à cet égard une opinion fortement établie, parce que, dans
les vingt années qui ont précédé la révolution,
la pente de tous les écrits politiques était de les faire connaître
et de les exagérer. Peu de personnes savaient apprécier les avantages
de la légitimité, parce qu'ils sont tous de prévoyance.
Tout le monde est frappé des abus, parce qu'ils peuvent être de
tous les momens et se montrer dans toutes les occasions. Qui, depuis vingt ans,
s'est donné assez le temps de réfléchir pour avoir appris
qu'un gouvernement, s'il n'est légitime, ne peut être stable ;
qu'offrant à toutes les ambitions l'espérance de le renverser
pour le remplacer par un autre, il est toujours menacé, et porte en lui
un ferment révolutionnaire toujours prêt à se développer?
Il est malheureusement resté dans les esprits que la légitimité,
en assurant au souverain, de quelque manière qu'il gouverne, la conservation
de sa couronne, lui donne trop la facilité de se mettre au-dessus de
toutes les lois.
Avec cette disposition, qui se montre aujourd'hui chez tous les peuples, et
dans un temps où l'on discute, où l'on examine, où l'on
analyse tout, et surtout les matières politiques, on se demande ce que
c'est que la légitimité, d'où elle provient, ce qui la
constitue.(31)
Lorsque les sentimens religieux étaient profondément gravés
dans les coeurs et qu'ils étaient tout-puissans sur les esprits, les
hommes pouvaient croire que la puissance souveraine était une émanation
de la Divinité, ils pouvaient croire que les familles que la protection
du ciel avait placées sur les trônes, et que sa volonté
avait longtemps maintenues, régnaient sur eux de droit divin. Mais dans
un temps où il reste à peine une trace légère de
ces sentimens, où le lien de la religion, s'il n'est rompu, est au moins
bien relâché, on ne veut plus admettre une telle origine de la
légitimité.
Aujourd'hui, l'opinion générale, et l'on tenterait vainement de
l'affaiblir, est que les gouvernemens existent uniquement pour les peuples :
une conséquence nécessaire de cette opinion, c'est que le pouvoir
légitime est celui qui peut le mieux assurer leur bonheur et leur repos.
Or il suit de là que le seul pouvoir légitime est celui qui existe
depuis une longue succession d'années; et en effet, ce pouvoir, fortifié
par le respect qu'inspire le souvenir des temps passés, par l'attachement
qu'il est naturel aux hommes d'avoir pour la race de leur maïtre, ayant
pour lui l'ancien état de possession, qui est un droit aux yeux de tous
les individus, parce qu'il en est un d'après les lois qui régissent
les propriétés particulières, livre plus rarement qu'aucun
autre le sort des peuples au funeste hasard des révolutions ; c'est donc
celui auquel leurs plus chers intérêts leur commandent de rester
soumis. Mais si l'on vient malheureusement à penser que les abus de ce
pouvoir l'emportent sur les avantages qu'il peut procurer, on est conduit à
regarder la légitimité comme une chimère.
Que faut-il donc pour donner aux peuples la confiance dans le pouvoir légitime,
pour conserver à ce pouvoir le respect qui assure sa stabilité?
Il suffit, mais il est indispensable de le constituer de telle manière
que tous les motifs de crainte qu'il peut donner soient écartés.
Il n'est pas moins de l'intérêt du souverain que de l'intérêt
des sujets de le constituer ainsi; car le pouvoir absolu serait aujourd'hui
un fardeau aussi pesant pour celui qui l'exercerait que pour ceux sur lesquels
il serait exercé.
Avant la révolution, le pouvoir en France était restreint par
d'antiques institutions ; il était modifié par l'action des grands
corps de la magistrature, du clergé et de la noblesse, qui étaient
des élémens nécessaires de son existence, et dont il se
servait pour gouverner. Aujourd'hui, ces institutions sont détruites,
ces grands moyens de gouvernement sont anéantis. Il faut en trouver d'autres
que l'opinion publique ne réprouve pas; il faut même qu'ils soient
tels qu'elle les indique.
Autrefois, l'autorité de la religion pouvait prêter son appui à
l'autorité de la puissance souveraine; elle ne le peut plus aujourd'hui
que l'indifférence religieuse a pénétré dans toutes
les classes et y est devenue générale. La puissance souveraine
ne peut donc trouver d'appui que dans l'opinion, et pour cela il faut qu'elle
marche d'accord avec cette même opinion.
Elle aura cet appui si les peuples voient que le gouvernement, tout-puissant
pour faire leur bonheur, ne peut rien qui y soit contraire. Mais il faut pour
cela qu'ils aient la certitude qu'il ne peut y avoir rien d'arbitraire dans
sa marche. Il ne suffisait pas qu'ils lui crussent la volonté de faire
le bien, car ils pouvaient craindre que cette volonté ne vint à
changer ou qu'il ne se trompât sur les moyens qu’il emploierait.
Ce n'est pas assez que la confiance soit fondée sur les vertus et les
grandes qualités du souverain, qui comme lui sont périssables;
il faut qu'elle soit fondée sur la force des institutions, qui sont permanentes;
il faut même plus encore. En vain les institutions seraient-elles de nature
à assurer le bonheur des peuples, alors même elles ne leur inspireraient
aucune confiance si elles n'établissaient pas la forme de gouvernement
que l'opinion générale du siècle fait regarder comme la
seule propre à atteindre ce but.
On veut avoir des garanties, on en veut pour le souverain, on en veut pour
les sujets. Or, on croirait n'en point avoir :
Si la liberté individuelle n'était pas mise par les lois à
l'abri de toute atteinte ;(32)
Si la liberté de la presse n'était point pleinement assurée,
et si les lois ne se bornaient pas à en punir les délits ;
Si l'ordre judiciaire n'était pas indépendant, et pour cela composé
de membres inamovibles ;(33)
Si le pouvoir de juger était réservé, dans certains cas,
aux administrations ou à tout autre corps qu'aux tribunaux;
Si les ministres n'étaient pas solidairement responsables de l'exercice
du pouvoir dont ils sont dépositaires ;(34)
S'il pouvait entrer dans les conseils du souverain d'autres personnes que des
personnes responsables ;(35)
Enfin si la loi n'était pas l'expression d'une volonté formée
par une réunion de trois volontés distinctes.
Dans les sociétés anciennes et nombreuses, où l'intelligence
s'est développée avec les besoins, et les passions avec l'intelligence,
il est nécessaire que les pouvoirs publics acquièrent une force
proportionnée, et l'expérience a prouvé qu'on les fortifie
en les divisant.
Ces opinions ne sont plus aujourd'hui particulières à un seul
pays, elles sont communes à presque tous. Aussi partout on demande des
constitutions, partout on sent le besoin d'en établir d'analogues à
l'état plus ou moins avancé des sociétés politiques,
et partout on en prépare. Le congrès n'a donné Gênes
à la Sardaigne, Lucques à l'infante Marie-Louise d'Espagne, il
n'a restitué Naples à Ferdinand IV, il ne rend les légations
au pape qu'en stipulant pour ces pays l'ordre de choses que leur état
actuel a paru requérir ou comporter. Je n'ai vu aucun souverain, aucun
ministre qui, effrayé des suites que doit avoir en Espagne le système
de gouvernement suivi par Ferdinand VII, ne regrettât amèrement
qu'il ait pu remonter sur son trône(36)
sans que l'Europe lui eût imposé la condition de donner à
ses états des institutions qui fussent en harmonie avec les idées
du temps. J'ai même entendu des souverains dont les peuples, encore trop
peu avancés dans la civilisation, ne sont pas susceptibles de recevoir
les institutions qui la supposent parvenue à un haut degré, s'en
affliger comme d'un malheur dont ils souffrent eux-mêmes.
J'ai recueilli ces opinions du milieu des délibérations de l'Europe
assemblée. Dans tous les entretiens que j'ai eus avec les souverains
et avec leurs ministres, je les en ai trouvés pénétrés.
Elles sont exprimées dans toutes les lettres qu'écrivent les ambassadeurs
d'Autriche et de Russie à Londres, et dans celles de lord Castlereagh.
C'était donc un devoir pour moi de le soumettre à Votre Majesté
dams ce rapport. J'ai dû bien moins encore m'en dispenser lorsque les
souverains dans les audiences de congé qu'ils m’ont accordées,
m'ont tous recommandé de dire à Votre Majesté qu'ils sont
intimement convaincus que la France ne saurait jamais, être tranquille
si Votre Majesté ne partageait pas ces opinions sans réserve et
ne les prenait pas pour règle unique de son gouvernement; qu'il fallait
que tout fût oublié en France(37)
et le fût sans restriction, que toute exclusion était dangereuse,
que l'on n'y pourrait trouver de garantie pour le souverain que quand il y en
aurait pour tous les partis, et que ces garanties ne seraient suffisantes qu'autant
qu'elles seraient jugées telles par toutes les classes de la société;
qu'il me paraît indispensable d'arriver à un système complet
et tel que chaque partie en fasse ressortir la sincérité et la
rende évidente, qui fasse voir clairement, et dès le commencement,
le but auquel tend le gouvernement, qui mette chacun en état d'apprécier
sa propre position et qui ne laisse d'incertitude à personne (38).
Ils ont ajouté que, si Votre Majesté paraissait plus qu'aucune
autre intéressée au maintien de la tranquillité en France,
ils n'y étaient en réalité pas moins intéressés
eux-mêmes, puisque la crise où elle se trouve aujourd'hui compromet
l'existence de toute l'Europe, et qu'enfin les efforts qu'ils faisaient cette
année deviendraient, une fois rentrés dans leurs états,
difficiles à renouveler.
Après avoir lu la déclaration que Votre Majesté a dernièrement
adressée à ses sujets, les souverains m'ont encore dit qu'ils
avaient remarqué avec regret une phrase où votre Majesté
fait entendre, quoique avec beaucoup de ménagement, qu'elle s'est soumise
à accepter leurs secours, d'où l'on conclura peut-être qu'elle
aurait pu les refuser et que la paix eût subsisté. Ils craignent
que par là Votre Majesté ne se soit donné aux yeux de la
France le tort de paraître imposée par eux. Ils pensent que, pour
ne point confirmer ses peuples dans une idée si contraire à ses
intérêts, il doit avoir peu d'action de sa part et de la part des
personnes qui l'entourent. Votre Majesté a beaucoup à faire pour
cela, puisque c'est le zèle qu'il faut contenir et même réprimer.
Selon leur manière de voir, Votre Majesté doit paraître
gémir de ce qui se passe plutôt que d'y coopérer; elle doit
se placer, par elle-même ou par les siens, entre les souverains alliés
et ses peuples pour diminuer autant qu'elle le pourra les maux de la guerre
et pour tranquilliser les alliés sur la fidélité des places
qui se seraient rendues et qui, d'après les arrangemens que je suppose
avoir été pris par vos ministres avec le duc de Wellington, auraient
été confiées à des personnes de votre choix. Ils
croient enfin que, pour ne point paraître exciter la guerre et encore
moins la faire elle-même, ni Votre Majesté ni aucun prince de sa
famille ne doit se montrer avec les armées alliées. Il n'était
jamais arrivé à la politique d'avoir tant de délicatesse
.(39)
Si une partie quelconque de la France parvenait, à la faveur des événemens
qui vont avoir lieu, à se soustraire au joug de Buonaparte, je crois
que Votre Majesté ne pourrait mieux faire que de s'y rendre immédiatement,
d'y avoir son ministère avec elle, d'y convoquer les chambres et d'y
reprendre le gouvernement de son royaume, comme s'il était soumis en
entier .(40) Le projet
d'une expédition sur Lyon, que je désirais vivement, à
cause du résultat essentiel qu'elle aurait sur les provinces du Midi,
aurait pu faire exécuter cette idée avec bien de l'avantage.
L'annonce d'un trop grand nombre de commissaires envoyés auprès
des armées n'a pas été agréable (41).
Je crois que toutes les démarches de Votre Majesté doivent être
faites de concert avec les alliés, presque avec leur attache. Cette déférence
doit contribuer à placer clairement dans leur esprit le but de la guerre,
qui, je dois le dire, dans les différens cabinets, n'est peut-être
pas exactement le même. Car si l'Angleterre veut exclusivement et vivement
le retour de Votre Majesté (42),
je ne pourrais pas assurer que la Russie ne se permît pas d'autres combinaisons,
je ne pourrais pas dire que, l'Autriche, qui, je crois, le veut aussi, y portât
la même chaleur, et que la Prusse ne mît pas en première
ligne des idées d'agrandissement pour elle.
Ne serait-il pas possible qu'au moment où les armées étrangères
vont entrer en France, Votre Majesté adressât à ses sujets
une seconde déclaration qui ménagerait avec soin l'amour-propre
français, qui veut, et avec raison, que rien, pas même ce qu'il
désire, ne lui soit imposé par les étrangers? Cette déclaration,
s'adressant d'abord à l'opinion que Buonaparte cherche à égarer
sur la cause et sur l'objet de la guerre actuelle, pourrait dire que ce n'est
point pour l'intérêt de Votre Majesté que les puissances
étrangères l'ont entreprise, parce qu'elles savent que la France
n'a besoin que d'être soustraite à l'oppression, mais que c'est
pour leur propre sûreté; qu'elles ne l'auraient point faite si
elles n'avaient été persuadées que l'Europe serait menacée
des plus grands malheurs tant que l'homme qui l'en avait, depuis si longtemps,
accablée, serait maître de la France; que la cause de la guerre
est donc uniquement le retour de cet homme en France, et son objet principal
et immédiat de lui arracher le pouvoir dont il s'est emparé; que
pour adoucir les maux de la guerre, pour en prévenir les désastres
lorsqu'ils pourront l'être, pour arrêter les dévastations,
Votre Majesté, entourée de Français, se place comme intermédiaire
entre les souverains étrangers et son peuple, espérant .que les
égards dont elle peut être l'objet tourneront ainsi à l'avantage
de ses états; que c'est la seule position qu'elle veuille prendre pendant
la guerre et qu'elle ne veut point que les princes de sa maison y prennent,
avec les armées étrangères, aucune part.
Passant ensuite aux dispositions intérieures de la France, Votre Majesté
ferait connaître qu'elle veut donner toutes les garanties qui seront jugées
nécessaires. Comme le choix de ses ministres est l'une des plus grandes
qu'elle puisse offrir, elle veut, dès à présent, annoncer
un changement de ministère. Elle doit dire que les ministres qu'elle
emploie ne sont nommés que provisoirement, parce qu'elle veut se réserver
de composer son ministère, en arrivant en France, de manière à
ce que la garantie qu'il donnera en soit une pour tous les partis, pour toutes
les opinions, pour toutes les inquiétudes.
Enfin il serait bon encore que cette déclarations parlât des domaines
nationaux (43), et
qu'elle s'exprimât à ce sujet d'une manière plus positive,
plus absolue, plus rassurante encore que la charte. constitutionnelle, dont
les dispositions n'ont pas suffi pour faire cesser les inquiétudes des
acquéreurs de ces domaines. Il est aujourd'hui d'autant plus important
de les calmer, et de ne plus leur laisser même le moindre prétexte,
qu'elles ont arrêté la vente des forêts domaniales, dont
le produit va devenir bien plus nécessaire encore qu'il ne l'était,
et qu'il faut par conséquent encourager par tous moyens.
Tel est l'esprit dans lequel on croit généralement qu'il serait
utile et même nécessaire que Votre Majesté parlât
à ses peuples(44)
. J'avoue à Votre Majesté que j'en suis moi-même persuadé.
Je regarde surtout comme indispensable qu'à l'égard des garanties
elle ne laisse rien à désirer. Si, comme j'ose l'espérer,
Votre Majesté partage cette opinion, elle jugera sans doute devoir charger
quelques-unes des personnes qui jouissent de sa confiance de préparer
et de lui soumettre le projet de cette déclaration.
Je viens de rendre à Votre Majesté un compte exact et complet
des résultats des négociations qui ont eu lieu pendant la durée
du congrès, et de l'impression que les affaires de France ont faite à
Vienne. Il ne me reste plus qu'à lui parler des choses de détail
et de peu d'importance.
Depuis que j'étais à Vienne, une assez grande quantité
de papiers s'était accumulée entre mes mains. La plupart ne sont
pas d'un assez grand intérêt pour que je puisse en avoir besoin.
Votre Majesté a des copies de tous les autres, de sorte qu'il m'était
inutile de les emporter. C'est pourquoi j'en ai brûlé une grande
partie et j'ai laissé le reste à Vienne, déposé
entre les mains d'une personne sûre.
Je suis heureux de pouvoir terminer un si long travail, que la nature des choses
que j'avais à soumettre à Votre Majesté a quelquefois rendu
bien pénible pour moi, en lui parlant du zèle et du dévoûment
au-dessus de tout éloge, dont ses ambassadeurs et ministres, dans les
différentes cours, n'ont cessé de donner des preuves pendant toute
la durée du congrès. Leur position difficile d'abord par les mêmes
raisons qui m'ont fait trouver tant de contrariétés, l'a été
plus tard par suite des événemens funestes qui se sont succédé
depuis le commencement de mars. Ils n'ont vu dans ces difficultés même
qu'une occasion de plus de montrer l'attachement pour Votre Majesté dont
ils sont animés. Plusieurs se trouvent ainsi, et depuis quelque temps,
dans de grands embarras pécuniaires. Ils ont fait tout ce qui était
en leur pouvoir pour exister convenablement dans les différens postes
que Votre Majesté leur avait confiés. On aura sûrement fait
quelque disposition pour adoucir la situation dans laquelle ils se trouvent.
Plusieurs éprouvent des besoins très pressans.
Notes
(1) Nous détachons de la Correspondance inédite
du prince de Talleyrand et du roi Louis XVIII pendant le congrès de Vienne,
publiée avec éclaircissements et notes par M. G. Pallain. qui
va paraître à la librairie Plon, le Mémoire suivant, présenté
par M. de Talleyrand au roi pendant qu'il revenait de Gand à Paris. En
remettant ce Mémoire, M. de Talleyrand déclarait ne pouvoir rester
aux affaires que si le roi en acceptait l'esprit général et les
conclusions; c'était donc une démission conditionnelle. Le roi
avait paru tenir compte du programme de M. de Talleyrand, qui avait fait sur
lui une bien vive impression. puisque sa proclamation du 7 juillet, datée
de Cambrai, en reproduisait des fragments presque entiers. Mais, de retour à
Paris, et Napoléon en route pour Sainte Hélène, Louis XVIII
se laissa ressaisir par d'autres influences, et bien peu de temps après,
le 26 septembre 1815, M. de Talleyrand donnait sa démission définitive.
Ce Mémoire est particulièrement intéressant parce qu'il
donne une idée de ce qu'eut pu être à cette époque
un ministère Talleyrand.
(2) « A Roye, on tint conseil. M. de Talleyrand fit
attacher deux haridelles à sa voiture et se rendit chez Sa Majesté.
Son équipage occupait la largeur de la place, à partir de l'auberge
du ministre jusqu'à la porte du roi. Il descendit de son char avec un
mémoire qu'il nous lut : il examinait le parti qu'un aurait à
suivre en arrivant. »
(Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, t. VI,
p. 388.)
(3) Dans son célèbre Mémoire du 25 novembre
1792, M de Talleyrand, retraçant la politique extérieure qu'il
convenait de suivre sous la république, disait :
« Il ne s'agit plus aujourd'hui, comme nous le conseillaient il y
a quelques années des hommes célèbres dans la carrière
politique, il ne s'agit plus d'adopter un système qui puisse rendre à
la France le rang que son énorme consistance lui assigne dans l'ordre
politique et la primatie qui lui est due, sous tous les rapports, parmi les
puissances du continent, etc.
« On sait bien maintenant à quoi se réduisent toutes les
grandes idées de rang, de primatie, de prépondérance.
On sait ce qu'il faut penser de tout cet échafaudage politique sous lequel
la turbulence et la nullité des cabinets de l'Europe se sont débattues
si longtemps et avec tant d'appareil aux dépens des intérêts
des peuples. On a appris enfin que la véritable primatie, la
seule utile et raisonnable, la seule qui convienne à des hommes libres
et éclairés, est d'être maître chez soi et de n'avoir
jamais la ridicule prétention de l'être chez les autres. On a appris,
et un peu tard sans doute, que pour les états comme pour les individus,
la richesse réelle consiste non à acquérir ou envahir les
domaines d'autrui, mais bien à faire valoir les siens. On a appris que
tous les agrandissements de territoire, toutes ces usurpations de la force et
de l'adresse auxquelles de longs et illustres préjugés avaient
attaché l'idée de rang, de primatie, de consistance publique,
de supériorité dans l'ordre des puissances, ne sont que des
jeux cruels de la déraison politique, que de faux calculs de pouvoir,
dont l'effet réel est d'augmenter les frais et l'embarras de l'administration
et de diminuer le bonheur et la sûreté des gouvernés pour
l'intérêt passager ou la vanité de ceux qui gouvernent.
« Le règne de l'illusion est donc fini pour la France. On ne séduira
plus son âge mûr par toutes ces grandes considérations politiques
qui avaient, pendant si longtemps et d'une manière si déplorable,
égaré et prolongé son enfance. Des circonstances que nulle
sagacité humaine ne pouvait prévoir ont amené pour elle
un ordre de choses sans exemple dans l'histoire des peuples.
« Par son courage, sa persévérance et ses lumières,
elle s'est ouvert une carrière nouvelle, et après avoir vu le
but où elle doit tendre, elle saura s'y placer. »
(4) On sait que les événements de 1815 furent
suivis d'un second traité de Paris (novembre), qui changea beaucoup la
situation que dépeint Talleyrand. Voici ce que M. Henri Martin dit du
rôle de M. de Talleyrand à l'occasion du pillage du Louvre par
les alliés, sous la seconde restauration :
« Les grandes puissances étant les moins intéressées
dans la question, on eût probablement, en négociant, obtenu de
conserver tout ait moins une partie de ces trésors d'art. Mais Talleyrand,
qui sentait bien qu'il ne resterait pas longtemps ministre des affaires étrangères,
affecta une raideur fort éloignée de ses habitudes, et ne voulut
point encourir l'impopularité d'une transaction à ce sujet. Le
roi était dans le même sentiment. On ne traita pas, et les alliés,
agissant d'autorité, mirent le Louvre au pillage. »
(5) Voir d'Angeberg, p. 249.).
(6) Voir d'Angeberg, les mémorandums de M, de Gagern, de M. de Humboldt, de M. Capo d'Istria, des princes de Hardenberg et de Metternich, qui furent présentés en août 1815. M, de Gaaern tend à démontrer dans son Mémoire, qui est d'une extrême violence, que, même après avoir cédé l'Alsace, la France serait encore « l'état le plus puissant, l'état prépondérant sous tous les rapports. »
(7) « Songez bien à ceci : c'est que cette même
Europe qui a été amenée à faire la déclaration
que je vous ai envoyée est en pleine jalousie de la France... Quand les
nouvelles sont mauvaises, ce sentiment se montre. »
(Talleyrand à Jaucourt, 10 mars 1815.)
(8) « On est encore d'humeur assez guerroyante, mais
le roi de Saxe n'inspire d'intérêt qu'à la seule famille
des Bourbons, et dans la France entière on ne lèverait pas un
soldat pour sa cause. La ligne du Rhin en Belgique, la seule place de Luxembourg,
ferait bondir des recrues; mais, croyez-moi, on n'est nullement touché
d'une politique désintéressée qui arguerait pour l'intégrité
de la Saxe et la balance de l'Europe telle qu'elle était en 1792. »
(Jaucourt à Talleyrand, 9 mai 1811.)
(9) D'après les instructions données aux plénipotentiaires
français au congrès de Vienne, les pays vacans se divisaient en
deux classes : I° en pays attribués, par le traité du 30 mai
: au roi de Sardaigne, la Savoie, le Comté de Nice, une partie
de l'état de Gênes ; à l'Autriche, l'Illyrie et
l'Italie du Pô au Tessin ; à la Hollande, la Belgique
et la frontière de la Meuse ; à la Prusse, les pays compris
entre la Meuse, la France et le Rhin; 2° en pays dont ledit traité
n'avait pas fait d'attribution : le reste de l'état de Gênes, une
partie de l'Italie, Lucques, Piombino, les îles Ioniennes, l'ancien grand-duché
de Berg, l'Ost-Frise, la Westphalie prussienne, Erfurt et Danzig, ainsi que
l'île d'Elbe, dont Napoléon1er n'était que le souverain
viager.
(voir d'Angeberg, p. 215 et suiv.)
(10) « Napoléon eut le soir (du 4 avril 1814)
un long entretien avec Caulaincourt, qui en emporta une impression ineffaçable...
Il s'efforçait de persuader à cet unique auditeur chargé
de porter sa parole au monde, et il s'efforçait peut-être de se
persuader à lui-même, qu'il n'avait agi que pour la France; il
répéta ce mot, qui lui avait déjà échappé
une première fois, et le répéta avec une angoisse vraie
et profonde : Ah! laisser la France si petite, après l'avoir reçue
si grande! »
(Henri Martin, Histoire de France, t. IV, p.
93.)
(11) Voici une définition de l'équilibre européen
telle qu'elle est donnée dans une des instructions relatives au congrès
de Vienne :
« C'est une combinaison des droits, des intérêts et des puissances
entre elles, par lesquelles l'Europe cherche à obtenir : 1° qu'aucune
puissance seule, ni aucune réunion de puissances ne puisse parvenir à
dominer l'Europe; 2° que l'état de possession et les droits reconnus
d'une puissance ne puissent être atteints au gré d'une autre puissance
ou d'une réunion de puissances; 3° que, pour maintenir l'ordre de
choses établi, on ne soit pas dans la nécessité d'un état
de guerre imminente ou réelle, mais que la combinaison dont il s'agit
assure le repos et la paix de l'Europe en diminuant les chances de succès
pour celui qui voudrait la troubler. »
(12) Voir d'Angeberg, p. M. 540 Lettre de Talleyrand à
Metternich.
« Le rôle des ministres de la France au congrès de Vienne
était au fond le plus simple et le plus beau de tous. Tout ce qui regardait
la France se trouvant réglé par le traité de Paris, ils
n'avaient rien à demander pour eux-mêmes et pouvaient se borner
à surveiller la conduite des autres, à défendre les faibles
contre les forts, à contenir chaque puissance dans ses justes bornes,
et à travailler de bonne foi au rétablissement de l'équilibre
politique. Aussi doit-on leur rendre la justice qu'ils se sont généralement
conduits d'après ces principes, qu'ils n'ont fait aucune proposition,
articulé aucun projet tendant directement ou indirectement au moindre
changement dans les stipulations du traité de Paris, à la moindre
extension de leurs frontières ou à une prétention quelconque
incompatible avec les droits de leurs voisins ou avec la tranquillité
générale. En dépit de tous les mensonges qui courent encore
le monde aujourd'hui, de tous les plans, de toutes les démarches, de
toutes les intrigues que la haine invétérée contre la France
a faussement et souvent ridiculement prêtée à ses ministres
l'histoire véridique ne pourra pas leur refuser ce témoignage
honorable; et moi, qui ai vu de tout près et qui, mieux que tout autre,
pourrais écrire un jour cette partie de l'histoire, je suis le premier
à le leur rendre. »
(Mémoires de Metternich, t. II, p. 480.)
(13) Dans sa lettre à Metternich, M. de Talleyrand
rappelait que le partage de la Pologne avait été le « prélude,
en partie la cause peut-être, jusqu'à un certain point l'excuse,
des bouleversements auxquels l'Europe a été en proie. »
Ou n'a pas assez remarqué que M. de Talleyrand était parvenu à
faire réprouver le principe du partage de la Pologne par les puissances
mêmes qui l'avaient consommé.
« C'était certes une grande leçon morale que de voir les
puissances qui avaient détruit la Pologne s’unir ainsi à
celles qui l’avaient laissé détruire pour flétrir
cette grande iniquité. »
(Viel-Castel, Histoire de la restauration, t. II,
p.222.)
(14) « Seul entre tous les souverains, le roi s'est
présenté au congrès comme le défenseur des principes.
Sa politique, en se dégageant de toutes vues personnelles a donné
à la cause que nous défendons un caractère très
noble et que tout le monde commence à apprécier, ce qui joint
à la franchise que nous avons mise dans les communications et qui, ne
permet plus à personne de douter de la générosité
et du désintéressement de la France, éloigne chaque jour
et de plus en plus les soupçons d'ambition et de mauvaise foi que l'on
avait conservés contre elle. Aussi sommes-nous autant recherchés
aujourd'hui que nous étions évités d'abord. »
(Lettre de Talleyrand au marquis de Bonnay, 18 novembre 1814.)
(15) Voir d'Angeberg, Instructions pour le prince de Talleyrand au congrès de Vienne (septembre 1814).
(16) Ces paroles de Talleyrand font penser au mot de Mme de Staël sur les cent-jours : « Si Napoléon triomphe! c'en est fait de la liberté; s'il succombe devant l'Europe, c'en est fait de l'indépendance nationale »
(17) « M. de Talleyrand avait fait à Vienne
une grande chose. Par le traité d'alliance qu'il avait conclu, le 3 janvier
1815, entre la France, l'Angleterre et l'Autriche, il avait mis fin à
la coalition formée contre nous en 1813 et coupé l'Europe en deux
au profit de la France; mais l'événement du 20 mars avait détruit
son oeuvre; la coalisation européenne s'était reformée
contre Napoléon et contre la France, qui se faisait ou se laissait faire
l'instrument de Napoléon. »
(Mémoires de Guizot, t. I, p. 100.)
Malheureusement, tandis que M. de Talleyrand, par l'habileté de ses négociations à Vienne, obtenait ces résultats, les maladresses du gouvernement de la restauration à l'intérieur précipitaient la crise qui devait détruire son oeuvre. Aussi M. de Jaucourt lui écrivait le 24 novembre 1814 « Si tout ce que vous ne faites pas allait aussi bien que ce que vous faites, ce serait merveille... Pour moi, que le zèle de la maison du Seigneur dévore, je désire que vous pensiez beaucoup à notre état ministériel, financier et constitutionnel, à établir à tout prix un ministère. Portez votre pensée pénétrante et judicieuse sur l'avenir. Sans vous, nos affaires iraient mal. »
(18) « Une des idées favorites de M. de Talleyrand,
et qui a toujours paru saine et raisonnable, c'est que la politique française
devait tendre à tirer la Pologne du joug étranger et à
en faire une barrière à la Russie, comme un contrepoids à
l'Autriche. Il y poussait toujours, de tout le pouvoir de ses conseils. Je l'ai
souvent entendu dire que toute la question du repos de l'Europe était
en Pologne... »
(Mémoires de Mme de Rémusat, t. III,
p. 53).
(19) Ici se trahit la casuistique de l'ancien évêque d'Autun. Une neutralité violée cesse d'être réelle; il faut reconnaître qu'après avoir tiré au congrès de Vienne, de ce qu'il appelait les principes, tout ce qui pouvait être profitable à la France et agréable au roi Louis XVIII, M. de Talleyrand était tout disposé à en faire bon marché, quand l'intérêt de la cause qu'il soutenait semblait le réclamer.
(20) On ne peut s'empêcher de reconnaître la justesse des vues exprimées par M. de Talleyrand sur la liberté des transports; en bien des circonstances, on sent qu'il prévoit le développement extraordinaire que les communications plus faciles devaient donner à toutes les industries. Il faut se rappeler, d'ailleurs, que son premier comme son dernier acte diplomatique a été de chercher à nouer des rapports de commerce avec l'Angleterre.
(21) On lit dans le Moniteur universel du 27 juillet
1815, sur les résultats du congrès de Vienne :
« De combien de maux eût préservé l'Europe, et nous
aurait préservés nous-mêmes, une confédération
sincère et solide, pareille à celle que nous voyons aujourd'hui!
Mais ce n'est point aux auteurs du mal d'accuser ceux qui en ont été
les victimes... Ainsi s'écroula cet antique édifice de ce que
Voltaire a si bien appelé la république européenne,
devant une puissance nouvelle qui, tantôt dans l'intérêt
de ses maximes toutes neuves, tantôt dans l'intérêt d'un
seul homme et d'une dynastie usurpatrice, voulait que tout changeât autour
d'elle, que tout se modifiât devant elle, que tout participât à
sa nouveauté si effrayante. Il était donc aujourd'hui question
de le reconstruire : tel fut l'ouvrage du congrès. Adoptons l'idée
lumineuse et juste de l'auteur du Siècle de Louis XIV, et sans partager
les idées honorables du grand Sully et du bon abbé de Saint-Pierre,
considérons un moment l'Europe dans son ensemble et dans le système
général de ses rapports fondamentaux, comme une société,
comme une famille, comme une république de princes et de peuples, De
ce point de vue nous apercevons, au milieu du conflit plus apparent que réel
de tant d'intérêts qui semblent se croiser et se combattre, quelque
principe fixe et incontestable, propre à résoudre plus d'un problème
politique. »
(22)« La société d'amateurs qui doit jouer
devant les souverains, sur un théâtre particulier, ne prépare
que des pièces de Racine et de Molière. Cette prérogative
de la langue française est naturellement un scandale aux yeux de quelques
Allemands, qui voudraient qu'on traitât les affaires du congrès
en allemand. »
(Moniteur universel du 30 juin 1814, correspondance de Vienne.)
(23) On ne voit bien, vous avez mille fois raison, que
ce on voit dans son ensemble, et il y a peut-être autant de force
d'esprit à se placer à une juste perspective, à distance
du mouvement et des agitations, quand on se trouve au milieu, qu'à s'en
rapprocher et les bien juger quand on en est éloigné. »
(Jaucourt à Talleyrand, 4 février 1815.)
(24) Cinquante-trois sénateurs avaient été exclus par Louis XVIII, et parmi eux Cambacérès, Chaptal, Curée, le cardinal Fesch, Fouché, François de Neufchâteau, Garat, Grégoire, Lambrecht, Roger-Ducos, Roederer, Sieyès...
(25) Furent éliminés de l'Institut: Cambacérés,
Carnot, Guyton de Morveau, Monge, Merlin de Douai, Sieyès, Lakanal, Grégoire,
David, Roederer, Garat, le cardinal Maury : ils furent remplacés par
Mgr de Baussot, évêque d'Alais, MM. de Bonald, de Lally-Tollendal,
les ducs de Richelieu et de Lévis, le comte de Choiseul-Gouffier, Ferrand,
Letronne, Raoul-Rochette, Quatremère de Quincy.
Le 28 février 1815, Jaucourt mandait à Talleyrand
« Le chancelier aussi aime vivement le roi, et sa simarre lui représente
la monarchie. Hier, j'ai eu au conseil un mot avec lui et avec M. Ferrand. Ce
dernier disant: « Pourquoi ce mot Institut, né depuis
vingt-cinq ans, un mot de création révolutionnaire?» et
M. Dambray disant que si l'on rendait des jetons, ils se jetteraient dessus
pour se les arracher: - « Vous dites un grand mot, un mot admirable, utile,
sage, conservateur. »
Le 4 mars, le roi élimine les voteurs de l'Institut, conserve
le nom d'Institut, réunit les Académies de peinture, etc., etc.,
en supprimant la quatrième classe, rend le nom d'Académie aux
trois classes, à leur rang ancien, et nomme au remplacement.
(26)Le 21 novembre 1814, l'abbé de Montesquiou avait
présenté un projet de loi qui tendait à ramener les attributions
de la cour de cassation à celles du conseil des parties de 1789.
La cour suprême serait devenue comme une section du conseil du roi. Le
chancelier de France aurait présidé non-seulement la cour de cassation,
mais encore chacune de ses sections séparément. La chambre des
requêtes aurait été dispensée de motiver ses arrêts.
L'ordre du service de la cour aurait pu être modifié par le roi
sans l'intervention du pouvoir législatif.
On annonçait l'intention de mettre à la retraite les membres de
la cour dont les services, pour quelque cause que ce fût, seraient jugés
n'être plus nécessaires.
MM. de Flaugergues et Dumolard se firent à la chambre des députés
les interprètes de l'opinion publique, fortement émue d'un tel
projet. Le projet ne passa qu'avec des modifications si profondes, que le gouvernement
ne crut pas devoir le porter à la chambre des pairs.
Mais une ordonnance du 27 février 1815 procéda par épuration.
On élimina l'illustre procureur-général Merlin de Douai,
qui avait voté la mort de Louis XVI, et le premier président Muraire.
Celui-ci fut remplacé par M. de Sèze, l'ancien défenseur
de Louis XVI.
(27) « Si la brochure de Méhée (Dénonciation
au roi des actes et procédés par lesquels les ministres de sa
majesté ont violé la constitution) fait du mal, la réfutation
contenue dans le Journal des Débats d'hier 29 en fera bien davantage.
Veuillez lire ce numéro, et vous aurez peine à croire que l'on
puisse à ce point exciter les haines. On parle, on prêche sans
cesse l'oubli du passé, la concorde, la paix, l'union de tous les Français,
et chaque jour on allume les flambeaux de la discorde, on provoque la guerre
civile, et l'on s'efforce de classer les Français en amis et ennemis.
»
(D'Hauterive à Talleyrand, 30 septembre 1814.)
(28) Au milieu d'éloges pour Monsieur et le duc d'Angoulême,
Beugnot dit (23 octobre 1814) à Talleyrand
« M. le duc de Berry a perdu dans l'opinion de la ville et de l'armée.
Ce prince s'est montré dans ces derniers temps sévère et
quelquefois dur. Ce doit être un système chez lui, car de sa nature
il n'est que bourru, et, comme tous les bourrus, excellent par le cœur.
»
« On ne peut pas se dissimuler que le nom de M. de Blacas a beaucoup été
prononcé, à tort ou à raison, dans les derniers événemens.
C'est ce que M. de Richelieu m'a dit pour le dedans et ce que je puis vous dire
pour le dehors. Faites le plus que vous pourrez pour que les actions du roi
n'aient pas l'air d'être sous son influence. Tenez pour certain que l'opinion
de cette influence suffit pour le faire regarder avec des préventions
défavorables. Des personnes qui sont restées autour du roi, vous
seul y êtes resté tout entier, et par conséquent vous seul
pouvez lui être vraiment utile. »
(Talleyrand à Jaucourt, 9 avril 1815.)
« Le décri est tel contre M. de Blacas, que le roi est le seul
auquel on n'en parle pas; mais le duc de Grammont, et toute la maison Charles
de Damas, et tous les commandans militaires, le duc de Raguse qui est au moment
de se retirer, le conseil, Lally, Chateaubriand, Beurnonville... ne veulent
pas se mêler d'affaires avec lui, et déclarent que la nation française
a pour lui une disposition analogue à celle des Espagnols pour le prince
de la Paix..»
« Monsieur m'a dit : « On ne peut rien laisser qui accorde ce principe
extravagant de la souveraineté du peuple. »
(Jaucourt à Talleyrand, 28 avril 1815.)
(29) «Une mauvaise ordonnance sur la Légion
d'honneur, dont le chancelier est M. de Bruges; une mauvaise ordonnance sur
l'université, dont je vous ai parlé, voilà ce qui est fait;
ce qui ne se fait pas, c'est une direction commune, une sincérité
consciencieuse, une marche ferme et suivie... Demain dimanche, le roi recevra
M. de Sèze; il n'a pas voulu recevoir après le chancelier de la
Légion d'honneur. Ses mains royales se plaisent à tenir le cordon
bleu; cela est bien simple; ses mains françaises toucheraient le coeur
de trente-sept mille légionnaires s'il avait jeté au cou de M.
de Bruges le grand cordon de la Légion, et encore mieux si cela avait
été à un autre cou. »
(Jaucourt à Talleyyrand, 18 février 1814.)
C'est le même M. de Bruges qui avait été proposé
pour la préfecture de police . Louis XVIII avait répondu : «
Oh ! non, il n'est pas assez frotté de Paris. »
(30) Napoléon recevant Lanjuinais, président de la chambre des représentans, lui demanda s'il était bonapartiste ou bourboniste. -- Je suis patriotiste, répondit Lanjuinais. La cause de la révolution est aujourd'hui la vôtre. Aux conditions de la monarchie constitutionnelle, je vous soutiendrai franchement.
(31) C'est ici qu'on peut voir les deux légitimités : l'une, celle de Louis XIV, que, par un anachronisme singulier et par une méconnaissance fatale des idées modernes, l'entourage de Louis XVIII voulait ressusciter; l'autre, celle de M. de Talleyrand et des royalistes constitutionnels, dont on peut retrouver les doctrines politiques dans le nouveau projet d'acte constitutionnel présenté au sénat par le prince de Bénévent, le 6 avril 1814 qui garantissait les principales conquêtes de la révolution, la liberté de la presse, la liberté des cultes, etc., et appelait librement au trône, par l'article 2, Louis-Stanislas-Xavier comme roi des Français. Il ne s'agissait alors ni de droit divin ni de charte octroyée.
(32) Louis XVIII reconnaissait parfois les services rendus
par la presse.
« Voici un mot du roi : il demandait un journal intitulé le Nain
jaune, quand M. le duc d'Angoulême lui a dit : « Mais est-ce
que Votre Majesté lit le Nain jaune ? On dit que c'est un mauvais
journal. - D'abord, a dit le roi, il m'amuse, et puis il me dit ce que vous
ne me diriez pas. » Nous attendons votre retour pour faire de même,
et mieux encore, car on ne lui dit pas grand'chose. »
(Jaucourt à Talleyrand, 21 janvier 1815.)
(33) « On a parlé de retenir sur les traitemens
des juges et membres en général de la judicature, pour faciliter
des retraites et donner plus de liberté pour mieux remplacer. L'abbé
(de Montesquiou) s'est réveillé pour trouver cela mesquin et peu
convenable. Louis, pour qui tout est chiffre, l'approuvait. Cela a été
repoussé cependant, et en effet il y avait parcimonie et inconvenance.
»
(Jaucourt à Talleyrand, septembre 1814.)
« M. le chancelier, qui fait de si jolies phrases à la tête
de son ordonnance sur la cour de cassation, et qui traite la justice comme le
zéphyr et la déesse aux doigts de rose... »
(Jaucourt à Talleyrand, 18 février 1815.)
« En accordant en principe l'inamovibilité des magistrats, le roi
s'était réservé de donner ou de refuser l'investiture à
ceux qui étaient actuellement en fonctions, et de réviser de la
sorte le personnel entier de la magistrature. En conséquence, les magistrats
de tous les degrés attendaient avec anxiété qu'on prononçât
sur leur sort, et ils demeuraient dans un état de dépendance qui
pouvait être funeste pour les justiciables, et en particulier pour ceux
qui possédaient des biens nationaux.
« Les chambres, avant de se séparer, avaient demandé qu'il
fût mis fin à cet état d'incertitude, et, en janvier 1815,
le gouvernement avait commencé par la cour suprême l'épuration
tant redoutée. »
(Thiers, Histoire du consulat et de l'empire, t. xix, p. 9.)
(34) « La dernière séance de dimanche
matin a été assez curieuse. Le duc de Dalmatie est d'une vivacité
sur la prérogative royale qui rappelle l'existence éphémère,
mais les longues méditations de Nicolas 1er. M. Ferrand, qui, en sa qualité
d'ancien parlementaire, a ses réserves, qui, en sa qualité de
janséniste, en a bien d'autres, et en sa qualité de dévot
en a encore bien davantage, nous a tiré une opinion qui ne commençait
pas mal, justifiant par l'intention et la même volonté quelques
démarches peu réfléchies des ministres, et particulièrement
avouant un peu de faiblesse de Dupont, mais faisant un éloge de lui qui
a fort déconcerté M. le maréchal. De là il s'est
jeté dans les jésuites et nous a donné de sa plus verte
jeunesse, et puis il a entrepris la question de la vente des biens du clergé
à outrance. Nous avons fini par rire du meilleur accord du monde; et
lui-même, le pauvre homme, qui n'écrivait que pour l'acquit de
sa conscience, n'a rien ajouté à sa belle opinion. Le chancelier
a lu ensuite de sa prose. Tout cela n'est pas bon; cela même, à
vrai dire, ressemble aux consultations de médecins et surtout en ce point
que l'on ménage beaucoup l'avis de celui de la maison; mais
enfin on mûrit des idées, on marche vers ce besoin mal reconnu
encore de donner un système, une action commune au gouvernement, d'avoir
une pensée qui dirige ensuite l'administration dans chaque ministère
vers un même but.
Si nous nous hâtons, si nous finissons par entendre la situation d'un
ministère dans un gouvernement représentatif, nous pourrons gagner
assez de temps pour vous donner celui d'arriver. Mais, en vérité,
nous sommes assez mal, et il faut aller mieux pour ne pas aller tout à
fait en perte. Votre congrès nous donnera de la force. Le roi et vous,
nous soutenez; mais je serais fort d'avis que le roi, à votre retour,
vous laissât nommer un ministère et fît maison nette de celui
qu'il a à présent. Nous l'aimons, nous le servons de coeur; mais
l'opinion ne lui reste qu'à condition de nous couvrir de blâme
et de pitié. Je ne sais si l'on vous parle dans ce sens-là; mais
vienne le retour des chambres, et je vous rappellerai la lettre du 25 janvier.
« Tout ce que vous me dites, mon cher prince, sur la nécessité
d'un cabinet des ministres, est bien vrai, bien juste, bien urgent, mais bien
impossible. Je ne sais pas ce que votre retour heureux ou honorable, votre supériorité
et votre volonté ferme d'établir la marche du ministère
à l'instar de celle d'Angleterre, pourront produire; mais, en ce moment,
ce qu'il faut vouloir, c'est, au lieu de cette union plâtrée qui
donne une apparence de bonne intelligence, une franche opposition qui laisse
à la critique le mérite de forcer chacun à s'observer et
à mieux faire. La responsabilité des ministres se fera par un
mouvement tumultueux des chambres, des pétitions, des dénonciations,
et nullement par une bonne loi, que l'on n'aura pas le courage de proposer dans
le ministère, ni la sagesse de faire dans les chambres. »
(Jaucourt à Talleyrand, 21 février 1815.)
« Mon prince
« M. le comte de Noailles vous dira combien votre présence est nécessaire ici. Elle l'est au point qu'avant l'arrivée de M. de Noailles, j'étais au moment de vous envoyer un courrier. Je n'entrerai dans aucun détail. Vous saurez par le voyageur toutes nos misères. Je vous dirai seulement, mon prince, que j'ai remis hier une note qu'on m'avait demandée. Dans cette note je propose deux choses : de mettre M. le duc d'Orléans à la tête de l'armée, et vous, mon prince, à la tête d'un ministère solidaire. Le ministère serait choisi par vous entre les hommes éclatans qui présentent un nom à l'Europe et des garanties à toutes les opinions; une douzaine d'articles contiennent les développemens de ce projet. Je sais ce qu'il y a à dire contre la nomination d'un chef principal ou d'un généralissime des armées; mais aux grands maux les grands remèdes, et nous ne sommes plus au temps des demi-partis; nous sauvons une couronne, et cela mérite la peine de bien jouer. Quant à la seconde base du projet, elle est trop naturelle pour n'être pas adoptée. Mais si vous ne vous hâtez d'arriver pour déterminer les choix et commander les mesures, il est à craindre qu'on ne fasse encore quelque chose d'incomplet. Venez donc vite, mon prince, et croyez que je suis avec reconnaissance, dévoûment et respect, de Votre Altesse,
« Le très humble et très obéissant serviteur,
« Le vicomte DE CHATEAUBRIAND. »
« J'ai eu l'honneur de vous écrire précédemment
que le roi m'avait appelé à son conseil et qu'il m'avait chargé
de lui faire des rapports sur l'intérieur. J'aurais d'après
cela quelque droit à ce ministère; mais, mon prince, mes prétentions
sont subordonnées aux intérêts du roi et de la patrie, ainsi
qu'à vos vues et à vos projets. »
Les princes assistaient aux réunions des ministres.
Dans une lettre datée du 4 janviér, Jaucourt, rendant compte d'un
conseil des ministres au sujet du renvoi de M. de Casaflores, ajoute :
« On a beaucoup délibéré : Monsieur a ouvert des
avis modérés; M. le duc de Berry toujours cheval échappé;
M. le duc d'Angoulême judicieux. »
(36) On peut juger de l'état de l'Espagne par ce que Jaucourt écrivait à Vienne, le 7 décembre 1814 « Le général Alava a été mis en liberté; il la doit à la crainte d'une émeute. Des arrestations nombreuses se succèdent; des familles entières sont conduites à l'inquisition; les libéraux sont toujours poursuivis. Le plus grand mérite ne garantit de rien. »
(37) «Je suis amené, en vous parlant du Journal
de l'Europe, à vous entretenir de nouveau de celui de Gand.
Il déplaît généralement. Souvent il est injurieux,
ce qui est au moins inutile et ordinairement nuisible. Vous devriez bien dire
au rédacteur qu'il faut qu'il ait la force de ne jamais se montrer réacteur,
et, pour cela il faut plus de force qu'on ne pense. »
(De Vienne, Talleyrand à Jaucourt, 17 mai 1815.)
(38) « L'abbé avait été se coucher
et avait seulement dit dans la soirée : « On me force d'ôter
un excellent préfet de Rennes. Celui que j'y remettrai ne le vaudra pas.
Mais quoi ! on suppose que je ne veux pas prendre une seule mesure pour arrêter
les agitations en Bretagne? 1l a fallu céder. » II est vrai de
dire que l'abbé a tout à fait changé de système,
qu'il regrette d'avoir déplacé des préfets, qu'il déclare
que les nouveaux sont loin de valoir les anciens, qu'il défend actuellement,
jusqu'à en être tout à fait mal avec les princes, les hommes
en place, et que, loin de se prêter à ce prétendu système
de restauration, c'est-à-dire de changement, il est tout entier à
la constitution, à la permanence, et même dans l'opinion que le
statu quo de la classe du tiers, des nouveaux nobles, des gens exercés
au travail dans l'activité des places, et, pour le dire en un mot, de
la France, doit être irrévocablement maintenu, »
(Jaucourt à Talleyrand, janvier 1815.)
« Monsieur le comte, je reçois votre Journal universel (imprimé
à Gand), nos 3 et 4. Je vous prie de faire observer aux personnes qui
le rédigent que tous les articles doivent être écrits avec
beaucoup plus d'art et de réflexion, soit quand au fond des choses, soit
quant aux expressions. Cette remarque aujourd'hui tombe sur le mot nationaliser,
dont le sens est un peu durement fixé. L'empereur de Russie, à
qui vous devez désirer de plaire, se sert continuellement de cette expression,
soit dans sa conversation, soit dans les actes qui émanent de lui, et
hier ce qui l'entourait s'est montré choqué de la manière
dont on cherchait à flétrir une des expressions dont il fait le
plus d'usage. Un journal fait auprès du roi doit être écrit
avec bien plus de précaution que les meilleurs journaux que l'on pourrait
faire à Paris. Dites bien aux rédacteurs que, dans la position
des choses, le talent est le tact. Dans le n, 2, par exemple, on aura remarqué
en France : La nature, la. politique, la justice conseillaient, commandaient
peut-être des actes de rigueur. Cette phrase aura inquiété
à Paris, tandis que tous les actes doivent avoir pour objet de rassurer
tout le monde. On ne peut pas trop employer de moyens pour rassurer, parce qu'il
faut rassurer de mauvaises consciences, et il y en a terriblement en France.
Les bonnes viendront toujours. Dites à Lally de mettre toute son indignation
en indulgence. La première prête plus à l'éloquence,
mais la seconde davantage à l'esprit, et comme il a de tout à
sa disposition, il ne faut que le lui faire remarquer.
M. de Blacas a bien tort quand il donne pour excuse à des lettres qui
ont déplu, qu'elles sont dans les mêmes formes que celles écrites
d'Hartwell. Il nous revient de partout qu'il ne sait pas qu'en toutes choses
il faut éviter les formes de l'émigration. Tout ce qui la rappelle
plaît à quelques gens inutiles et nuit beaucoup vis-à-vis
de tout ce qui vaut quelque chose au dehors et au dedans. »
(Talleyrand à Jaucourt, 6 mai 1815.)
(39) Metternich écrivait à M. de Talleyrand,
le 24 juin 1815
« Restez fidèle à votre idée; faites aller le roi
en France, dans le Midi, dans le Nord, dans l'Ouest, où vous voudrez,
pourvu qu'il soit chez lui, entouré de Français, loin
des baïonnettes étrangères et des secours de l'étranger.
Il suffit de suivre le système de Bonaparte pour se convaincre que la
grande arme dont il veut se servir est celle de l'émigration.
Le roi cessera d'être émigré le jour où il sera chez
lui au milieu des siens. Il faut que le roi gouverne et que les armées
royales opèrent loin des armées alliées. Dès
que le roi aura formé un noyau à l'intérieur, nous dirigerons
vers lui tout ce qui déserte à nos armes. »
(Mémoires de Metternich, t. II, p. 520.)
(40) « Le rôle du roi eût été
superbe, s'il fût resté à Paris... Le roi avait annoncé
cette résolution; elle a changé deux fois; c'est un grand malheur.
Je ne croirai jamais que la ville de Paris l'eût laissé périr
par les mains de cet homme (Bonaparte), ni que les troupes eussent tiré
sur nous. Enfin, c'est fait; il faut par tout moyen refaire un noyau, gagner
un commandant de place et avoir le pied sur le sol sacré. Car si le roi
arrive derrière les troupes étrangères, il donnera bien
beau jeu à toutes les mesures des jacobins et de Bonaparte, qui marchent
d'accord aujourd'hui. Il nous semble que dans ce moment les écrits et
les proclamations seraient de peu d'effet, qu'il faut être en France,
avoir battu un corps d'armée de Bonaparte. A mesure alors que les armées
avanceront, les commandans français attachés aux corps d'armée
ordonneront la réunion des conseils généraux du département;
ceux-ci désigneraient un ou plusieurs d'entre eux pour faire les fonctions
de commandant, d'ordonnateur, présidant aux réquisitions, aux
vivres des armées,.. faire des proclamations, etc. Nous avons ici déjà
d'André, d'Anglès, et pour manier la plume, nous avons MM. de
Lally, Chateaubriand; celui-là veut que sa première phrase lui
soit payée du titre de ministre du roi; Lacretelle jeune, Bertin de Vaux.
Vous voyez que nous ferons feu de la plume. »
(De Gand, Jaucourt à Talleyrand, 4 avril 1815.)
(41) « M. Vincent, et à son défaut M.
Pozzo, reçoivent l'ordre de faire des remarques contre la nomination
des commissaires royaux à nos armées. »
(Lettre de Metternich à Talleyrand, 24 juin 1815.)
(42) Le 25 avril 1815, l'ambassadeur de Sa Majesté
britannique remettait la note ci-jointe à M. de Jaucourt
« Le soussigné, à l'occasion de l'échange qui doit
être fait, au nom de sa cour, des ratifications du traité conclu
le 25 mars dernier, est chargé de déclarer par la présente
note que le huitième article dudit traité, par lequel Sa Majesté
trèschrétienne est invitée à y accéder, sous
certaines conditions, doit être considéré comme exigeant
des hautes parties contractantes, d'après un principe de sécurité
mutuelle, un effort commun contre la puissance de Napoléon Bonaparte,
conformément à l'article 3 du traité, mais ne doit pas
être regardé comme imposant à Sa Majesté britannique
l'obligation de poursuivre la guerre dans le dessein de faire recevoir à
la France aucune forme particulière de gouvernement. Quelque désir
qu'éprouve M. le prince régent de voir Sa Majesté très
chrétienne rétablie sur le trône, il se croit tenu de faire
cette déclaration. L'ambassadeur extraordinaire de Sa Majesté
britannique a reçu ordre de sa cour d'en donner confidentiellement connaissance
aux ministres de Sa Majesté très chrétienne.
« Le soussigné ne saurait trop insister sur ce que cette démarche,
bien loin de provenir d'un sentiment peu favorable à la cause dont elle
considère que la paix de l'Europe doit dépendre, est la suite
de l'intime conviction de son souverain que la nation britannique, ayant offert
tous ses moyens spontanément à l'appui des intérêt
de Sa Majesté très chrétienne, son engagement positif à
cet égard donnerait lieu aux différends préjudiciables
qui se trouveraient embarrasser les démarches du gouvernement pour l'avancement
de cet objet.
« Charles STUART»
(43) On se rappelle que c'est sur la proposition de M. de Talleyrand,
alors évêque d'Autun, que les biens ecclésiastiques furent
déclarés bien nationaux, le 2 novembre 1789. On procéda
à la vente de ces biens; c'est sur eux que reposèrent les assignats.
« Ce qui est plus sérieux, c'est que deux curés ont refusé
les sacremens à deux mourans acquéreurs de biens d' émigrés;
l'un s'y est refusé: vous savez où il ira; l'autre y a consenti,
mais tellement à la dernière extrémité, que le curé
a pris l'assistance à témoin de sa restitution et a laissé
échapper l'âme du mourant sans le moindre arrangement pour sa route.
»
(Jaucourt à Talleyrand, 11 février 1815.)
« Le maréchal (Soult), Beugnot et moi sommes restés jusqu'à
une heure à l'issue du dîner. J'ai attaqué le maréchal
en ces termes : « Puisque le hasard place ensemble quatre ministres qui
seraient déshonorés si le roi cessait de régner par la
charte, il paraît que l'occasion est belle pour parler de l'état
de l'opinion. » Le maréchal a été forcé de
répondre, mais si déconcerté, qu'il nous a naturellement
conté qu'il avait déclaré à un général
Travaut, galant homme, bon officier, qu'il ne l'emploierait que quand il aurait
rendu les biens d'émigrés qu'il avait acquis. Le pauvre général
Travaut en a pour deux cent cinquante mille francs, qui sont sa fortune entière...
Arrivez, croyez-moi. Je vous promets le maréchal comme un chien barbet.
C'est un homme que vous subjuguerez, qui se croit supérieur à
son patron, qui ne sait comment sortir du conseil de famille par lequel il est
arrivé, qui craint l'abbé et le haït, qui a peu d'espoir,
point de vues, qui cède aux obstacles et heurte les difficultés,
un orateur de réunion militaire, vain, grossier, et adroit, et souple,
et, suivant l'ancien adage, animal capax, rapax omnium beneficiorum.
»
(Id., 11 février 1815.)
Dès le 18 octobre 1814, on écrivait de Paris à M. de Talleyrand
« Une question qui agite toujours beaucoup les esprits, c'est celle des
biens nationaux. La législation sur cet objet paraît assez
fixée, mais l'opinion ne l'est point. De là les espérances
exagérées des uns, les craintes chimériques des autres.
Il y a six jours, l'on a mis en vente à l'enchère trois maisons
d'émigrés, rue Vivienne. J'y ai assisté; il n'y a pas eu
un sol d'offre. Ce sont les plus belles maisons de la rue. Pendant les criées,
il circulait dans la salle que l'ancien propriétaire demandait quatre
vingt mille francs pour les patrimonialiser. Le fait est vrai. Je l'ai
vérifié. »
(44) Voir au Moniteur universel du 7 juillet 1815 la proclamation de Louis XVIII, datée de Cambrai et contresignée par M. de Talleyrand, qui en avait été le principal rédacteur. On y retrouve des phrases entières de ce Mémoire.
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